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L’IMPOSTURE

odeur de papier net, intact, l’eussent défié. Un soir, il avait posé, stupidement, ainsi qu’on écrase une bête inoffensive, sur une page de garde d’un Hollande immaculé, son pouce gras. Puis tremblant de honte, avec un geste d’assassin, il avait couru jeter dans le poêle le livre souillé.

Ceux qui se nomment d’eux-mêmes, avec une admirable modestie, psychiâtres, eussent vu là sans doute les signes précurseurs du grand trouble sexuel dont la menace pèse sur la cinquantaine, et conseillé selon le rite antique, un voyage en Italie. Mais nul autre voyage qu’au pays des ombres n’eût apporté à l’abbé Cénabre le silence et la paix. Il allait et venait à travers une sorte de rumeur confuse, que le sommeil même n’apaisait pas tout à fait, désormais trop familière pour l’inquiéter sérieusement, bien qu’elle contribuât à entretenir en lui une irritation sourde qui finissait par exploser en violences soudaines, et dont il se rendait maître, toujours trop tard, au prix d’un effort inouï. De tels accès apaisaient pour un moment l’infatigable murmure, puis il reprenait doucement prudemment, ainsi qu’un chœur docile qui voit se lever le bâton du chef… Et pourquoi, d’ailleurs, appeler murmure ce qu’aucune oreille humaine ne peut entendre ?

Car en s’appliquant à suivre d’aussi près, pas à pas, la lente et progressive dégradation d’une urne, sa chute oblique, on risque de paraître accorder une importance excessive à certains signes matériels qui passent inaperçus du patient, ou du moins ne le troublent qu’à demi. L’abbé Cénabre était alors tout à fait incapable de prêter à ces accidenté divers une véritable attention,