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Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/234

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L’IMPOSTURE

— Non, monsieur, dit le pauvre bougre, j’ai ma claque. C’est surtout à cause de mon nerf forcé : il me tire comme le tonnerre de Dieu… Vous aimez la blague, j’en suis pas ennemi — mais permettez ! sans charre ! Il n’y a pas d’humanité chrétienne à me faire trotter comme un pur sang, avec une jambe pareille. Je connais le truc : c’est une ballade histoire de rire, pour la rigolade de la chose à raconter à des copains. J’en peux plus, patron.

Sa misérable voix tremblait, non de colère, mais de fatigue. Le dos appuyé au mur, sa jambe malade repliée sous lui, pareil à un oiseau maléfique, enveloppé tout entier dans la grande ombre de l’abbé Cénabre, il le regardait humblement.

— Vous êtes fou, mon ami, répondit rudement le prêtre. Je ne me moque jamais des pauvres. J’ai d’ailleurs agi moi-même sans réflexion : vous deviez m’arrêter plus tôt, voilà tout.

— Il n’y a pas d’offense, dit l’homme. Vous m’avez toujours répondu gentiment, faut être juste. Oui, je connais le truc de la chose : le prêtre, c’est éduqué, c’est poli, ça sait le mal qu’on se donne. Je voudrais vous avoir fait mieux rigoler, mais je n’ai qu’à moitié le cœur à la rigolade, une déveine ! Ordinairement, il n’y a pas plus carnaval que moi. Les gens me tombent dessus, rien qu’à voir ma bobine sous un bec de gaz. Tenez, hier encore, rue Richer, en face des Folies-Bergère, j’ai fait comme ça deux Américains, saouls comme deux vaches…

— Allez-vous vous taire ! s’écria l’abbé Cénabre. Je vous défends de penser…

Il se ressaisit aussitôt et ajouta simplement :