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Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/245

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L’IMPOSTURE

— Une minute encore, demanda l’abbé Cénabre, Vous ne me ferez pas croire que vous avez tellement oublié le passé que vous n’y distinguez plus le vrai du faux : Oui, oui : vous entendez très bien ce que je vous dis ! Hein ?

— Bien sûr, oh ! la la ! répondit l’autre, vaguement.

D’ailleurs son visage avait repris aussitôt son expression habituelle de malice stupide, et il tirait doucement la manche de l’abbé Cénabre, pour s’en aller.

– Répondez-moi, répéta le prêtre. Répondez-moi doucement, gentiment. Je ne veux pas vous faire du mal. Si vous me donnez satisfaction, si vous parlez bien franchement, comme à un ami, je ne m’en tiendrai pas là, je m’occuperai de vous, hein ? Vous aurez à manger, à boire, un lit, pas une fois, pas deux fois, tous les jours.

— Pensez-vous ! dit le vieux pitre.

Il caressait néanmoins son front et sa nuque d’une main tremblante. La grimace singulière qui semblait faire converger vers la racine du nez les mille rides de ses joues s’effaça lentement. Jamais, depuis des années sans doute, la face obscure n’avait reflété un tel souci. Il parut comme hésiter au bord du passé sordide, puis s’y laissa glisser ainsi qu’on coule à pic. L’abbé Cénabre crut voir se refermer sur la carcasse famélique — si légère ! — une eau polie et sombre couleur de plomb.

— Vous allez comprendre, disait le malheureux. Je dois vous faire l’effet d’un ballot. Ça n’est pas mauvais vouloir : de nature, je serais plutôt finaud, mais je ne suis pas nourri, voilà le malheur. J’ai de l’air dans le