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L’IMPOSTURE

l’avait saisi à la gorge. Il dit, en articulant chaque mot, ainsi qu’on parle à un sourd ou à un fou :

— Vous m’aviez promis de me raconter…

Il ne put achever. L’affreux vieil homme se mit à trembler de tous ses membres et le visage contre celui de son bourreau, ses yeux pâles agrandis par une souffrance à laquelle il n’aurait su donner un nom, il cria :

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ! Je ne sais rien. Je suis un honnête homme, entendez-vous ! J’étais paré, j’étais tranquille. Oui, mossieur ! j’aurais crevé tranquille ! Vous raconter quoi ? J’ai le droit pour moi. J’ai le droit d’être ce que je veux, et mon polichinelle, et tout, c’est la loi. Un pauvre bougre, comme vous voyez moi, ça n’a pas d’histoire. Pourquoi voulez-vous m’en donner une, eh ? face de cadavre ! Là-dedans (il entr’ouvrit le drap de son paletot sur sa peau ridée) ça remue — c’est que des mensonges. Où voulez-vous que j’aille démêler ça ? C’est trop vieux, ça ne fait qu’un tout ensemble, ça bloque, bon Dieu !… Cinquante-huit ans !

Il se cramponna des deux mains à la soutane de l’abbé Cénabre, il lui hurlait dans la figure :

— Je devrais vous faire coffrer, entendez-vous !

Le reste se perdit sur ses lèvres dans une mousse épaisse. Déjà sans doute l’épilepsie lui nouait autour des reins ses mains de marbre. Les prunelles s’agrandirent encore, devinrent fixes, puis tournèrent lentement sur elles-mêmes. Et, à sa grande stupeur, le prêtre y vit paraître et disparaître, ainsi que dans un remous de l’eau profonde, l’âme traquée, forcée enfin.

Il reçut entre les bras le corps léger. La tête était appuyée sur son épaule, le dos reposait sur sa main