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Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/291

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L’IMPOSTURE

Sylvie ! Sylvie ! Veille à poser ton seau d’aplomb, ma fille ! Elle a rempli son sabot dans la fontaine, et m’a jeté l’eau à la figure… attrape ! attrape ! en plein sur mon petit tablier neuf… Quoi, Éminence… Éminence, il y a de nos gens qui meurent de faim ! Qu’est-ce que vous voulez que je dise à des gens qui meurent de faim ?

Il remplit de nouveau son verre, le porta en tremblant jusqu’à ses lèvres, puis l’ayant flairé deux fois, le reposa gravement sur la table.

— Hé là ! Hé là ! cria Mme de la Follette.

Elle le vit tourner la tête comme s’il entendait, ou s’efforçait d’entendre, des profondeurs de son rêve, et elle écoutait aussi claquer les gencives dans la bouche vide.

— Voyons ! Voyons ! dit-elle ; vous dormez, s’pas ? C’est embêtant !

Il faisait signe qu’on ne s’inquiétât pas, qu’on le laissât. La vieille main traça dans l’air un signe obscur, puis s’abattit doucement vers la nappe, s’y blottit sur le dos, la paume en l’air, ainsi qu’une bête qui meurt.

— Madame de la Follette, murmura-t-il, vous pouvez sans inconvénient parler plus haut. Je le disais hier à M. l’archiprêtre : un peu de sommeil me suffit, très peu de sommeil. Quelle heure est-il ? Bah ! Bah ! je sais que vous vous effrayez à tort… si ! je vous assure ! Je comprends tout, madame de la Follette, absolument tout. Je vous aperçois très distinctement, la table, le verre… voilà même la nappe que je serre entre mes doigts, comme ça… tenez ! Ainsi ! Qu’il ne soit plus question de cette bêtise… Qu’on n’en sache rien, je vous en prie… Promettez-moi…