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L’IMPOSTURE

J’aime mieux attendre, dit-il. Je ferai un nouvel essai tout à l’heure.

— N’attendez pas ! supplie l’abbé Chevance. Je suis très pressé : je n’ai pas une minute à perdre. Si votre voiture est en panne, monsieur, aidez-moi plutôt à descendre… Je ne vois pas clairement où nous sommes ? À… À Saint-Germain-des-Prés peut-être ? À Saint-Germain-des-Prés, n’est-ce pas ? C’est parfait. Laissez-moi partir !

Il serre de toutes ses forces le poignet de son interlocuteur, qui de la paume le repousse doucement sur la banquette, en disant :

Je m’en vais me laver les mains. Vous pouvez le laisser libre, à condition de ne pas vous éloigner.

— Merci, ah ! merci… fait l’abbé Chevance, horriblement confus. Mais, monsieur, je dois vous avouer encore… j’ai de mauvais yeux… de très mauvais yeux… Enfin je ne distinguerai sûrement pas le chiffre marqué au compteur. J’ai dormi, monsieur, je m’éveille à peine… Qu’est-ce que je vous dois ?

Il s’éveille en effet. Du moins une part de lui-même, une petite part, et c’en est assez — pour traîner après elle l’autre masse pesante, inerte. Il retrouve peu à peu sa souffrance avec une espèce de joie, une souffrance vraie, efficace, non plus ce rêve affreux. C’est comme s’il se glissait de nouveau, prudemment, humblement en elle, avec des précautions infimes, ainsi qu’on endosse un vieil habit usé, mais fidèle. Tout autre que lui, en une telle conjoncture, avec un courage égal, eût sans doute par trop de hâte, gaspillé en vains efforts ces précieuses minutes. Il n’en a garde. Il a toujours tiré patiemment parti du bon, du médiocre