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L’IMPOSTURE

amie, fraternelle, faiseuse de paix, sereine. L’homme lyrique, au dernier rang de l’espèce, que le monde moderne a honoré comme un dieu, croyait risiblement l’avoir restitué, n’ayant délivré la nature des sylvains, des dryades et des nymphes démodées que pour y lâcher le troupeau de ses mornes sensualités. Le plus fort d’eux tous, déjà pris à la gorge par la vieillesse, remplissait les rues et les bois de son infatigable lubricité. Derrière lui, la foule des disciples s’est ruée, comme on mange, à la solitude sacrée, dans le rêve abject de l’associer à ses ventrées, à sa mélancolie, à sa déception charnelle. La contagion, gagnant de proche en proche, s’est étendue aux antipodes : l’Île déserte a reçu leurs confidences, témoigné de leurs amours, retenti de leurs grotesques sanglots devant la vieillesse et la mort. Nulle prairie, ruisselante de lumière et de rosée dans la candeur de l’aube, où vous ne trouverez leurs traces, comme des papiers sordides, sur les pelouses, un lundi matin.

Toutefois, s’il est dans l’homme d’imposer sa présence, et les signes de sa bassesse à la nature, il ne s’empare pas de son rythme intérieur, de sa profonde rumination. Il couvre la voix, mais il l’interroge en vain : elle continue son chant sublime ainsi qu’une corde en vibration choisit entre mille ses harmoniques et ne répond qu’à elles seules… Il n’en va pas ainsi des paysages de poutres, de fer et de moellons — les villes.

Pourquoi voudriez-vous qu’elles annoncent la joie, bâties dans la peine et la sueur ? La liberté, puisqu’elles sont les forteresses où s’est réfugié, devant la rébellion des choses et des éléments, Adam vaincu ? La vie — ces