Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/71

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
61
L’IMPOSTURE

petit nombre d’esprits, mais ce n’était pas ses entreprises que redoutait surtout l’abbé Cénabre : sa volonté, dès ce soir tendue à abolir jusqu’au souvenir de la crise qui avait failli l’abattre, au moins détruire son repos, son œuvre, sa renommée, rencontrait l’obstacle de ce témoin fatal. Le secret — le secret de la nouvelle vie — allait dans un instant passer son seuil, cheminer à travers le monde, certitude trop dure à son orgueil déjà si sauvagement éprouvé. Il sentit que la ruse manquerait le but, ou qu’elle serait gagnée de vitesse. Non pas avec emportement, mais avec une audace délibérée :

— Qu’allez-vous raconter de moi ? dit-il.

— Mon Dieu ! s’écria le pauvre prêtre, monsieur le chanoine… je n’ai rien à raconter.

— Si fait, répondit l’abbé Cénabre, après un silence. Que vous ayez vu clair ou non (le sais-je, moi-même ?) et quand ce que vous prévoyez devrait être, je demande : lorsque vous m’avez trouvé tout à l’heure, en plein désordre, en pleine angoisse, m’avez-vous cru ? M’avez-vous plaint ? Était-ce là l’épreuve d’une âme fausse et basse ? Ne me suis-je point défendu ? N’ai-je point souffert ?

L’abbé Chevance l’arrêta d’un regard indéfinissable.

— Et après, continua l’abbé Cénabre, car je n’attends pas une réponse aux questions que je viens de poser, ne pensez-vous point qu’il faille un peu de temps pour que votre simple honnêteté s’arrange des faiblesses et des contradictions particulières à un homme dont la vie intellectuelle vous est si peu connue ? Et d’ailleurs, à quel prix obtiendrais-je de vous contenter tout à fait ?