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L’IMPOSTURE

seulement voulu y goûter. Il vous faut maintenant la vider. Videz-la vite ! Au fond du verre, vous ne trouverez rien qu’un dernier jet plus âpre et plus brûlant… Mon Dieu ! je suis si maladroit, si peu habile à convaincre ! Je voudrais exprimer ceci que votre épreuve est stérile, ne commence rien, qu’elle appartient tout entière à la part de votre vie que vous devez rejeter. Ne gardez rien, non ! ne gardez rien de cette part-là ! Elle est pourrie. Elle est pourrie jusqu’au cœur de l’aubier ! Je vois… Je vois votre œuvre elle-même…

— La connaissez-vous ? demanda froidement l’abbé Cénabre, mais d’un ton sans malveillance.

— Non, sans doute ! riposta vivement l’abbé Chevance. Puis il s’arrêta sur cet aveu, dont il comprenait tout à coup l’invraisemblance. Un véritable désespoir se peignit dans son regard, le désespoir de la certitude éblouissante que la parole venait de trahir, n’exprimait plus, n’exprimerait jamais plus.

Un instant, il fut sur le point d’en appeler de son apparent mensonge à la clairvoyance surhumaine qui le justifiait. Il n’en eut pas la force. Une deuxième fois l’abbé Cénabre, d’un mot, l’avait rejoint dans le ciel, rattrapé, instantanément rendu à son état de pauvre homme.

— Je suppose, dit-il honteusement, je ne fais qu’une supposition. Enfin j’aurais voulu. Je sais qu’il est nécessaire, reprit-il, que vous anéantissiez le passé…

Sa voix s’étrangla, les larmes montèrent à ses yeux, et désormais incapable d’achever, comme étouffé par l’effusion de sa terreur et de sa pitié, il répéta plusieurs