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L’IMPOSTURE

de sa pensée qu’un cri sauvage, et pourtant le silence est solennel. De seconde en seconde, ce silence se fait plus compact, plus immobile, autour de son désespoir. Par toutes ses fibres — car à de tels moments, le corps entier conçoit la douleur et la mort, — il sent qu’il a dépassé le point critique, que sa chute doit s’accélérer d’elle-même. Il n’espère pas, il ne peut même plus imaginer un retour en arrière, un arrêt dans la descente verticale. Mais quoi ! il est encore trop vivant pour la subir, tomber comme un bloc ! Il se tâte, il tâte d’un geste presque ingénu, pathétique, sa tête ronde et têtue, ses bras musclés, sa poitrine. Qui peut saisir au vol l’idée meurtrière, quand elle fonce sur l’âme, ainsi qu’un aigle ?… Elle est en lui. Avant qu’il l’ait seulement nommée, elle lui a sauté dans le cœur. S’il ne peut arrêter la chute inévitable, ah ! qu’au moins il l’accélère, qu’il en finisse !… Et il en était là de cette pensée, lorsqu’il vit son propre revolver, dans sa main droite.


On ne peut pas dire qu’il approcha le canon de sa tempe, il se jeta dessus. C’était la minute effrayante où l’enfer n’est qu’une haine, une flamme unique sur l’âme en péril, perce tout, consumerait l’ange même, ne rebrousse qu’au pied de la Croix. La précision, la netteté, la force imparable du geste furent horribles. Rien ne pouvait l’arrêter, à moins d’un miracle, et cette espèce de miracle s’accomplit : la queue de la détente se coinça. La main s’était serrée si convulsivement que le doigt se meurtrit et saigna sur l’arête d’acier. L’abbé Cénabre crut son arme au cran d’arrêt. À sa grande stupéfaction, il constata qu’il n’en était rien.