Page:Bernanos - Les Grands Cimetières sous la lune.pdf/85

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sourire des protestations de la petite bour geoise en lutte contre sa bonne. — « Ces filles-là ne sont pas de la même espèce que nous, ma chère ! » L’adjudant rengagé semble éprouver la même déception devant l’homme de troupe et si l’opinion du marchand de vins sur sa clientèle n’est pas non plus très favorable, celle de son fils, bachelier, sera nettement pessimiste.

La démission des véritables élites a laissé se dresser peu à peu, en face du prolétariat ouvrier, un prolétariat bourgeois. Il n’a ni la stabilité de l’ancienne bourgeoisie, ni ses traditions familiales, moins encore son honnêteté commerciale. Les hasards de l’anarchie économique le renouvellent sans cesse. Il a ses manœuvres comme l’autre. Quel nom donner en effet à ce ramas de petits commerçants dont l’inflation d’après-guerre a démesurément grossi le nombre et que les faillites déciment en vain chaque jour ? Pourquoi d’ailleurs leur donner le nom de commerçant ? Un commerçant jadis était le plus souvent un producteur. Les difficultés de l’approvisionnement, la rareté des marchandises, leur diversité en un temps où la fabrication en série n’existait pas, les exigences d’une clientèle habituée à se transmettre de génération en génération les plus humbles objets domestiques, le sévère contrôle de l’opinion provinciale, le jeu naturel des alliances et des amitiés, l’obligation d’obéir, au moins en apparence, aux préceptes du Décalogue