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LETTRE SUR LA POÉSIE
CHEZ L’AUTEUR
27, rue de la Félicité
BATIGNOLLES.
PAR
THALÈS BERNARD
PARIS
1868
Prix : Deux Francs.
POÉSIES DE Mme  EDMÉE BURGUERIE
e outros em quem poder não teve a morte.
Canoexe.

Quelque temps avant sa mort, une dame fort distinguée, de la famille de Ginguené, Mme  Burguerie, qui pressentait peut-être sa fin prochaine, me confia ses nombreux manuscrits, en me chargeant de les faire paraître lorsque j’en trouverais l’occasion. Je viens accomplir aujourd’hui une partie de ma tâche, tâche que j’avais déjà commencée, du vivant même de la défunte, en publiant, dans la Revue de la province, des inspirations de choix qui n’avaient point passé inaperçues.

Avant d’analyser les poésies de Mme  Burguerie, je me permettrai de présenter quelques observations sur la période littéraire comprise entre les années 1840 et 1860. Cette période sera marquée plus tard d’un sceau de sottise et d’impuissance, par la bassesse des idées qu’elle vit éclore à Paris. Vainement la province donnait l’exemple d’un idéalisme soutenu ; vainement la poésie était défendue, dans nos départements, par M. Adolphe Paban, un coloriste de premier ordre, par M. Achille Millien, par M. Auguste Lestourgie, par M. Adrien Peladan, directeur de la France-littéraire de Lyon, par le marquis de Laincel, qui, du haut des tours du château de Suze, décochait des flèches acérées contre le matérialisme de la capitale. Les femmes mêlaient leurs voix à ce concert régénérateur, et il suffira de nommer parmi elles, pour la démonstration de notre thèse, Mlle  Mélanie Bourotte, qui tient aujourd’hui, d’une main ferme, le sceptre de la poésie religieuse.

Malgré d’aussi nobles accents, le réalisme triomphait à Paris en prétendant copier la nature dans ce qu’elle a de plus révoltant. Évidemment, cette doctrine représentait une réaction des idées positivistes contre la poésie. Sous la restauration, les poëtes avaient créé une espèce de catholicisme mythologique ; ils avaient abusé de la lyre sacrée, des chœurs des bienheureux, des Éloas et des Abadonnas. La philosophie positive, imaginée par Auguste Comte pour mettre l’athéisme à la place de la religion, n’est que la face philosophique du mouvement littéraire. Gâtés par une civilisation dépravée, les poètes parisiens abandonnèrent l’idéal pour la réalité ; un Balzac commença par décrire l’intérieur monotone des familles bourgeoises ; ses disciples en arrivèrent à photographier des charognes, et la peinture servit malheureusement cette tendance qui portait l’homme à copier la nature aveuglément, au lieu de faire un choix parmi ses créations. On avait cependant l’opinion de Raphaël, on avait aussi celle de Goethe. Tous deux ont expliqué, avec la clarté la plus complète, comment la nature, malgré son art secret, offre des disparates et des parties défectueuses que l’esprit de l’homme ne doit point admettre. La Bruyère a dit : « Le choix des pensées est invention. » Appliquons cet axiome aux manifestations de l’art, et disons que le véritable génie de l’artiste ne consiste pas à regarder la nature, et à la reproduire telle qu’elle est, mais à en choisir les tableaux, à les modifier suivant un idéal intérieur, à les accommoder en un mot à l’intelligence de l’homme.

Le développement du réalisme rendit injuste à l’égard de la poésie idéaliste qui, depuis 1840, s’était développée abondamment. Les feuilletonistes prétendirent que la poésie était morte, le public indifférent les crut sur parole, et tous ceux qui avaient osé traduire en vers les émotions de leur cœur furent enterrés doublement, une première fois par la mort, une seconde fois par l’oubli.

Cette observation devient encore plus évidente lorsqu’on jette les yeux sur le rapport que vient de publier M. Théophile Gautier, qui prétend décrire officiellement les courbes capricieuses auxquelles se livre volontiers la Muse. En tête de ce volumineux travail, M. Ustazade Sylvestre de Sacy a rédigé une espèce de complainte qui jure parfaitement, eu égard à son ton lamentable, avec ces prétendues espérances d’avenir que M. Ustazade de Sacy nous décoche à la fin, comme fiche de consolation. C’est une insulte jetée à la face de la génération présente que ce procès-verbal de décadence ; mais pour constater les tendances de la jeunesse faut-il aller, dans la boîte à momies, choisir des poëtes déjetés, décharnés, disséqués par le temps, munis d’abat-jours verts et de rotins d’aveugles, avec lesquels en cherchant leur chemin, ils frappent sur les tibias du public et sur les faïences de Théophile Gautier ? Sans doute, il y a eu des choses hideuses dans la poésie moderne, on a étalé à plaisir des charognes en décomposition, on a fait grouiller les asticots sur les chairs putrides, on a essayé de donner à tout l’entourage la couleur ignoble et l’odeur fétide qui caractérisaient une poésie digne du bagne ; mais à côté de cette décomposition, il y a la sève et la vie, en dehors même des vieux bouquins que M. Ustazade déclare relire seuls, et où il prétend renfermer tout l’essor de l’esprit humain. Eh quoi ! si l’on arrêtait à l’époque classique proprement dite l’activité de l’intelligence, alors la littérature française ne posséderait ni Hugo, ni Lamartine, ni Chateaubriand, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Auguste Barbier, ni Hégésippe Moreau, et nous en serions réduits à relire en baillant La mort d’Hippolyte et Les embarras de Paris.

On éprouve une véritable répulsion à avaler ce morceau d’éloquence gourmée de M. Ustazade, qui ne ressemble en rien à un joyeux compagnon conduisant une bande en gaîté, mais plutôt au médecin des morts, guidant un cortège funèbre vers le trou final. Il est vrai que, comme l’académicien le déclare lui-même avec mélancolie, le ministre lui avait signifié qu’il n’avait à parler ni de la philosophie, ni de l’histoire, ni du roman, ni de la poésie, ni du théâtre. Il ne restait donc à M. Ustazade qu’à jaser sur lui-même, ou à nous faire connaître son opinion spéciale sur les envies des femmes grosses.

Plus équitable est M. Théophile Gautier, un critique d’un rare talent, à coup sûr, qui, après être sorti lui-même des Orientales, veut à toute force se créer une école, en niant la beauté morale dans l’art, mais au moins a-t-il cet incontestable mérite de faire venir à lui la jeunesse, de lui apprendre à se connaître, en lui donnant ses théories, comme il est naturel, ce qui mènerait la poésie à n’être plus qu’une peinture ou plutôt qu’un vernis d’assiette, où le dessin aurait, d’ailleurs, ce fini qu’on admire dans l’art chinois.

Avec une sympathie dépourvue de tout sentiment de jalousie, M. Théophile Gautier rappelle les titres de gloire de Victor Hugo, de Lamartine, de Musset, de M. Emmanuel des Essarts. Et ici il faut reconnaître, à son honneur comme à celui de M. Arsène Houssaye, qu’ils ont constamment tenu des recueils littéraires à la portée de la jeunesse ; tandis que les grands maîtres, drapés dans leur gloire, n’ont rien voulu faire de semblable. Quel éclat Victor Hugo n’aurait-il pas donné à un journal sur le titre duquel son nom eût flamboyé ! Mais Lamartine est le seul qui ait voulu d’une publication périodique, en n’y installant que sa prose ; et les jeunes poëtes se sont tristement repliés sur eux-mêmes, en voyant qu’ils n’avaient pas d’appui. N’y eût-il eu cependant dans le journal de Lamartine, qu’une partie consacrée à la grammaire, elle