Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/137

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gnol qui perd sa tête sans cervelle pour tes beaux yeux. Tu ne feras jamais rien au théâtre ! Marie-toi ! »

M. Guérard vint me serrer les mains. C’était un homme de près de soixante ans ; Mme Guérard n’en avait pas trente. Il était triste, doux et timide ; il était décoré de la Légion d’honneur, portait une redingote longue et usée, avait des gestes aristocratiques, et était secrétaire particulier de M. de La Tour Desmoulins, député en vogue. — M. Guérard était un puits de science.

Ma sœur Jeanne me dit tout bas : « Le parrain de ma sœur (c’est ainsi qu’elle nommait mon parrain) a dit en rentrant que t’étais laide comme tout. » Je la poussai légèrement.

On se mit à table. Pendant tout le temps du repas, je repris mon désir du couvent. Je mangeai peu et fus prise d’une telle fatigue après le déjeuner, que je dus me mettre au lit.

Une fois seule dans ma chambre, étendue dans mes draps, les membres brisés, la tête lourde, le cœur gonflé de soupirs retenus, je voulus envisager ma triste situation. Mais le sommeil réparateur vint au secours de ma jeunesse, et je m’endormis profondément.

Quand je m’éveillai, je ne pus rassembler de suite mes idées. Quelle heure était-il ? Je regardai ma montre. Dix heures ! Et je dormais depuis trois heures de l’après-midi. J’écoutai un instant. Tout reposait dans la maison. Sur la table placée près de mon lit, sur un petit plateau, étaient posées : une tasse de chocolat et une brioche. Puis une feuille de papier à lettres mise toute droite, bien en évidence, contre la tasse de chocolat. Je pris la feuille en tremblant. Je ne recevais jamais de lettres et je voulus la déchiffrer à la faible