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MA DOUBLE VIE

ventre, l’autre plongeant ses doigts dans ses énormes narines. Cela me dégoûtait horriblement.

Lambert Thiboust était assis près de lui, sa figure souriante me jetait des regards encourageants. Je passai mon audition dans On ne badine pas avec l’amour, n’ayant pas voulu dire des vers, puisque je devais jouer une pièce en prose. J’estime que je fus tout à fait charmante, et cet avis était celui de Lambert Thiboust. Mais, quand j’eus fini, ce pauvre Faille se leva d’une façon lourde et prétentieuse, parla bas à l’auteur, et m’entraîna dans son cabinet : « Mon enfant, me dit le brave et stupide directeur, mon enfant, vous n’avez rien pour le théâtre ! » Je me regimbais. « Oh ! rien ! » continua-t-il... La porte s’ouvrit. « Et tenez, me dit-il en me montrant un nouvel arrivant, M. de Chilly, qui était dans la salle à vous écouter, vous dira ce que je vous dis. »

M. de Chilly affirma de la tête et, haussant les épaules, murmura : « Lambert Thiboust est fou, on n’a jamais vu une bergère si maigre ! » Et, sonnant, il dit au garçon : « Faites entrer Mlle Laurence Gérard. »

Je compris. Et, sans prendre congé de ces deux rustres, je quittai le cabinet. Mais j’avais le cœur gros. Je me rendis au foyer pour prendre mon chapeau, que j’avais quitté pour passer l’audition ; j’y trouvai Laurence Gérard qu’on vint chercher une seconde après.

Me voyant près d’elle, dans la glace, je fus frappée par notre dissemblance : elle était rondelette, la figure large, de magnifiques yeux noirs, le nez un peu canaille, la bouche épaisse, et une patine — d’ordinaire — sur tout son être ; j’étais blonde, mince et frôle, tel un roseau, le visage long et pâle, les yeux bleus, la bouche un peu