Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/216

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J’étais si triste, que je priai ma mère de venir déjeuner avec moi ; ce jour-là je ne jouais pas. Je ne jouais presque jamais les mardis et vendredis, jours forcés du répertoire. Jouant dans toutes les pièces nouvelles, on craignait de me fatiguer trop.

Maman me trouva la figure pâlie. « Oui, lui dis-je, je ne sais ce que j’ai, je suis nerveuse et angoissée. » Et comme la gouvernante venait chercher mon petit garçon pour le promener : « Oh ! non, m’écriai-je, l’enfant ne me quittera pas aujourd’hui ! j’ai peur d’un malheur. »

Le malheur, heureusement, fut d’une nature moins grave que je ne le craignais dans mon amour des miens.

J’avais pris chez moi ma grand’mère qui était aveugle, celle-là même qui m’avait fait cadeau de la plus grande partie de mon mobilier.

Cette femme spectrale était d’une beauté froide et méchante. Elle était effroyablement grande, un mètre quatre-vingt-trois centimètres ; mais elle semblait géante, maigre et droite, ses longs bras toujours en avant, inspectant les objets, crainte de se cogner, quoiqu’elle fût toujours accompagnée par la nurse que je lui avais choisie. Au-dessus de ce long corps, un tout petit faciès dans lequel deux yeux énormes, bleu pâle, toujours ouverts, même la nuit dans son sommeil. Elle était généralement vêtue de gris des pieds à la tête, et ce ton neutre donnait à tout son être quelque chose d’irréel.

Ma mère me quitta vers deux heures, essayant de me consoler.

Assise en face de moi, dans un grand fauteuil Voltaire, ma grand’mère m’interrogea : « Que craignez-