Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/263

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pleines de pauvres soldats blessés. Ils étaient là, dix, douze, rangés sur la paille, étendus ou assis.

Je déclarais avoir une ou deux places et, levant la lanterne, je regardais dans la voiture ; alors les têtes se tournaient lentement vers le falot. D’aucuns fermaient leurs yeux, trop affaiblis pour supporter même cette fugitive lueur.

Aidée du sergent qui accompagnait la voiture et de notre infirmier, on descendait avec peine un de ces malheureux sur l’étroit brancard qui devait le monter à l’ambulance.

Oh ! la douloureuse angoisse ! quand, tenant la tête du patient, je m’apercevais qu’elle devenait si lourde... si lourde !... Quand, penchée sur cette tête inerte, je ne sentais plus aucun souffle... Alors, le sergent donnait l’ordre de rétrograder ; et le pauvre mort était remis à sa place dans la voiture, tandis qu’on descendait un nouveau blessé. Les autres moribonds se reculaient un peu pour ne pas profaner le mort.

Ah ! quel était mon chagrin quand le sergent me disait : « Tâchez, je vous en prie, d’en caser encore un ou deux. C’est une pitié que de rouler ainsi ces pauvres bougres, d’ambulance en ambulance ; le Val-de-Grâce est plein. — Soit, je vais en prendre encore deux. »

Et je me demandais avec angoisse comment je ferais pour les coucher ?... Alors, nous donnions nos lits, et les pauvres étaient sauvés.

Car il faut dire que depuis le 1er janvier nous couchions toutes trois, toutes les nuits, à l’ambulance. Nous avions de grandes robes de chambre en molleton gris, un peu semblables aux capotes des soldats. La première éveillée par un appel ou une plainte bondis-