Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/283

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Il me présenta un de ses amis, voyageant avec lui, dont je ne me rappelle pas le nom ; puis le fils du général Pélissier et un très vieil homme si pâle, si triste, si défait, qu’il me fit pitié. Il se nommait M. Gerson et allait en Belgique pour conduire son petit-fils chez sa marraine ; ses deux fils avaient été tués pendant cette douloureuse guerre. L’un d’eux était marié, et sa femme était morte de désespoir. Il conduisait l’orphelin chez sa marraine et souhaitait mourir le plus vite possible après.

Ah ! le pauvre ! Il n’avait que cinquante-neuf ans, et le désespoir l’avait si cruellement ravagé que je lui en donnais soixante-dix.

En plus de ces cinq personnes, il y avait un insupportable bavard : Théodore Joussian, placeur en vins. Oh ! il se présenta tout seul : « Bonjour, Madame ! Quelle bonne fortune est la nôtre ! Vous allez voyager avec nous ! Ah ! il sera dur, le voyage ! Où allez-vous ? Deux femmes seules, c’est pas prudent, d’autant plus que les routes sont pleines de francs-tireurs allemands et français, maraudeurs et voleurs. Ah ! j’en ai démoli de ces francs-tireurs allemands ! Mais, chut !... parlons bas... Les madrés ont l’oreille fine. » Et montrant les chefs allemands qui marchaient de long en large : « Ah ! les mâtins ! Si j’avais mon costume et mon fusil... ils ne marcheraient pas si crânement devant Théodore Joussian. J’ai chez moi six casques... »

Cet homme m’énervait. Je lui tournai le dos et cherchai des yeux quel pouvait être le chef de gare.

Un grand jeune homme allemand, le bras en écharpe et traînant cruellement la jambe, s’avança vers moi. Il me tendit un mot ouvert. C’était le mot de recommandation que lui avait remis le cocher du général.