Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/289

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jusqu’à Amiens. Ce sous-officier monta dans notre wagon et nous partîmes de nouveau.

Nous arrivâmes à Amiens à six heures du matin. Le jour ne parvenait pas encore à déchirer les nuages de la nuit. Il tombait une petite pluie fine et durcie par le froid. Pas une voiture. Pas un porteur. Je voulus me rendre à l’Hôtel du Cheval-Blanc, mais un homme qui se trouvait là me dit : « Inutile, ma petite demoiselle, pas un coin, même pour y placer une tringle comme vous. Allez là-bas, dans la maison qu’a un balcon, y logent du monde. » Et il me tourna le dos.

Villaret s’était esquivé sans mot dire. Le vieux M. Gerson et son petit-fils s’étaient enfouis en silence dans une tapissière de campagne hermétiquement fermée. C’était une grosse matrone rougeaude, trapue, qui les attendait. Le cocher qui conduisait avait cependant l’allure de bonne maison.

Le fils du général Pélissier, qui n’avait pas desserré les dents depuis Gonesse, avait disparu, telle une muscade entre les doigts d’un prestidigitateur. Théodore Joussian s’offrit galamment à nous conduire ; et j’étais si lasse, que j’acceptai. Il prit notre valise et se mit à marcher un train d’enfer. Nous avions peine à le suivre. Il soufflait tellement en marchant qu’il ne pouvait parler, ce qui me fit un grand repos…

Enfin, nous voilà arrivés. Nous entrons. Et quel n’est pas mon effroi de voir le vestibule de l’hôtel transformé en dortoir. A peine pouvions-nous marcher entre les matelas étendus par terre. Et les grognements des dormeurs n’avaient rien d’engageant.

Une fois dans le bureau, une jeune fille en deuil nous répondit qu’il n’y avait pas une chambre de libre. Je m’effondrai sur une chaise, et Mlle Chesneau s’ap-