Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/322

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

c’était un charme unique ; il savait tout et disait admirablement les vers.

Un soir, après un dîner chez Girardin, nous jouâmes ensemble toute la scène du premier acte d’Hernani avec doña Sol. Et, s’il n’y fut pas beau comme Mounet-Sully, il y fut aussi admirable. Une autre fois, il récita tout Ruth et Booz en commençant par le dernier vers.

Mais je préférais encore à tout cela ses discussions politiques, surtout lorsqu’il rebondissait sur la réplique d’une opinion contraire à la sienne. Les qualités éminentes du talent de cet homme politique étaient la logique et la pondération. Et sa force entraînante était son chauvinisme. La mort si menue de ce grand cerveau est un déconcertant défi jeté à l’orgueil humain.

Je voyais parfois Rochefort, dont l’esprit me ravissait. Mais je ressentais cependant un malaise près de lui, car il était cause de la chute de l’Empire. Et quoique je sois très républicaine, j’aimais l’empereur Napoléon III. Il a été trop confiant, mais bien malheureux. Et il me semblait que Rochefort l’insultait trop, après son malheur.

Je voyais aussi très souvent Paul de Rémusat, enfant chéri de Thiers. C’était un esprit, un esprit délicat, aux idées larges, aux manières élégantes. Quelques-uns l’accusaient d’orléanisme. Il était républicain, et républicain beaucoup plus avancé que M. Thiers. Et c’est bien peu le connaître que de le croire autre chose que ce qu’il disait être.

Paul de Rémusat avait l’horreur du mensonge. Il était sensible, droit et ferme de caractère. Il ne prenait de part active à la politique que dans les cercles fermés, et son avis prévalait toujours, même à la Chambre, même au Sénat. Il ne voulut jamais parler que dans les