Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/350

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Un instant après, Chilly arrivait, furieux, gesticulant, criant, balbutiant de colère : « C’est une indignité ! une trahison ! Tu n’avais pas le droit !... Je te ferai payer ton dédit !... » Comme je me sentais en méchante humeur, je lui tournai le dos et m’excusai de mon plus mal prés de Duquesnel.

Il était peiné ; et j’en avais un peu de honte, car cet homme ne m’avait donné que des preuves de sympathie ; et c’était lui qui, en dépit de Chilly et de tant d’autres mauvais vouloirs, avait tenu la porte ouverte à mon avenir.

Chilly tint parole et engagea contre moi et la Comédie un procès que je perdis ; et je dus payer six mille francs de dédit aux directeurs de l’Odéon.


Quelques semaines plus tard, Victor Hugo offrit aux interprètes de Ruy Blas un grand souper de centième. Ce fut une grande joie pour moi. Je n’avais jamais assisté à aucun souper de ce genre.

Je n’avais guère parlé à Chilly depuis notre dernière scène. Mais, ce soir-là, il se trouvait à ma droite, et nous dûmes nous réconcilier. J’étais, moi, à la droite de Victor Hugo. A sa gauche était Mme Lambquin, qui jouait la Camerera Mayor, et Duquesnel près de Mme Lambquin.

En face de l’illustre poète était un autre poète, Théophile Gautier : tête de lion sur un corps d’éléphant ; esprit délicieux et mots de choix dans un rire gras. Les chairs du visage, adipeuses, molles et blafardes, étaient trouées par deux prunelles voilées de lourdes paupières. Le regard était charmant et lointain.

Il y avait dans cet être une noblesse orientale, étranglée par la mode et les mœurs occidentales. Je savais