Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/352

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de stupeur, mais je me penchai au travers de la table, et tendant mon verre à Paul de Saint-Victor : « Prenez le mien. Monsieur : en buvant, vous saurez ma pensée, réponse à la vôtre que vous venez d’exprimer si clairement. » Le méchant prit mon verre, mais avec quel regard.

Victor Hugo termina son toast au milieu des applaudissements et des vivats. Alors Duquesnel se pencha en arrière et, m’appelant tout bas, me dit de prévenir Chilly qu’il fallait répondre à Victor Hugo.

Ainsi je fis. Mais il me regarda d’un œil glauque et, d’une voix morte, il me dit : « On me tient les deux jambes. » Je le regardai plus attentivement, pendant que Duquesnel réclamait le silence pour le speech de M. de Chilly. Je vis que ses doigts tenaient sa fourchette avec désespérance ; le bout des doigts était blanc, le reste de la main était violet. Je pris cette main, elle était glacée ; l’autre était sous la table pendante et molle.

Le silence s’était fait. Tous les yeux convergeaient vers Chilly. « Lève-toi », murmurai-je, saisie d’effroi. Il fit un mouvement, et sa tête s’affaissa brusquement, écrasant le visage dans son assiette.

Ce fut un brouhaha étouffé ! Les femmes, peu nombreuses, entourèrent le pauvre homme. Des paroles bêtes, banales et indifférentes furent marmonnées, telles les prières familières.

On envoya chercher son fils. Puis deux garçons du restaurant vinrent enlever le corps, vivant, mais inerte, qui fut déposé dans un petit salon. Duquesnel resta près de lui, me priant de rejoindre les invités du poète. Je rentrai dans la salle du banquet. Il s’était formé des groupes. « Eh bien ? me dit-on en me voyant