Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/411

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piré par l’histoire lamentable d’une pauvre vieille femme que je voyais souvent à la tombée de la nuit dans la baie des Trépassés.

Je m’étais approchée d’elle un jour, désirant lui parler, mais je fus si effrayée par son regard de folle que je m’éloignai aussitôt ; et le gardien me conta ceci : Mère de cinq fils, tous marins, deux avaient été tués par les Allemands en 1870, et trois dormaient sous les flots. Elle avait élevé le petit garçon de son dernier fils, le tenant toujours loin de la mer, dans une petite vallée, et lui apprenant à haïr l’eau. Elle n’avait jamais quitté le petit, mais l’enfant devenait si triste, si triste, qu’il tomba malade et déclara qu’il allait mourir parce qu’il n’avait pas vu la mer. « Eh bien, guéris-toi, dit l’aïeule attendrie, et nous irons ensemble la voir. » Deux jours après, l’enfant était sur pied ; et la grand’mère quitta la vallée, accompagnée du petit garçon, pour aller voir la mer, tombeau de ses trois fils.

C’était un jour de novembre. Le ciel bas s’aplatissait sur l’Océan, bornant l’horizon. L’enfant bondit de joie. Il sauta, gambadant, riant, criant de joie en voyant toute cette eau mouvante.

La grand’mère, assise sur le sable, cachait ses yeux pleins de larmes sous ses deux mains tremblantes ; puis, soudain frappée par le silence, elle se redressa éperdue : là, devant elle, une barque à la dérive, et, dans la barque, son gars, son petit gars de huit ans qui riait comme un fou, pagayant de son mieux avec l’unique rame qu’il pouvait à peine tenir ; et il criait : « J’vas voir quoi qu’y a derrière le gris et je reviens ! »

Il ne revint pas. Et, le lendemain, on trouva la pauvre causant tout bas aux vagues qui venaient baigner ses pieds. Depuis, elle allait chaque jour jeter