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Il avait pour moi une grande admiration, mêlée d’un peu de crainte. Ma petite cour l’avait surnommé « la Quenelle ». Il était long, flottant, sans couleur, et ressemblait à une quenelle de vol-au-vent.

Il s’approcha de moi, le visage encore plus terne que de coutume, le bateau remuant un peu. Mon départ le terrifiait, et le vent le faisait osciller de droite et de gauche. Il me fit un signe mystérieux.

Je le suivis, accompagnée par « mon petit’dame » et laissant derrière moi mes amis en veine d’ironie. Il ouvrit la caisse, en sortit une énorme ceinture de sauvetage inventée par lui. Je restai ahurie ; car, quoique je fusse novice pour les voyages, l’idée ne m’était pas venue du danger de faire naufrage en une heure de traversée.

Sans se déconcerter, « la Quenelle » déroula sa ceinture de sauvetage et la revêtit pour m’en apprendre le maniement. Rien de plus fou que cet homme en chapeau haut de forme, en jaquette, avec sa grave et triste figure, endossant cet appareil.

Il y avait tout autour une douzaine de vessies grosses comme des œufs. Dans onze de ces œufs gonflés par l’air, il y avait un morceau de sucre ; dans le douzième, une toute petite vessie contenant dix gouttes d’eau-de-vie. Par le milieu de la ceinture, une petite pelote sur laquelle étaient piquées quelques épingles.

« Vous comprenez... me dit-il, vous tombez à l’eau, paff !... vous restez comme ça », et il s’asseyait dans le vide, se haussant, se baissant pour suivre le mouvement des vagues, ses deux mains en avant s’appuyant sur l’eau imaginaire ; et il tirait son cou comme une tortue pour tenir la tête hors de l’eau.