Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/535

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sortait de sa cabine. Ça s’est-il bien passé ?… — Très bien, capitaine. Mais je suis révoltée ! » Jouclas recula. « Oh ! mon Dieu ! Et de quoi donc ? — De la façon dont vous traitez vos passagers… » Il voulut parler. « …Comment, vous nous exposez, en cas de naufrage… — On ne fait jamais naufrage ! — Soit. En cas d’incendie… — Il n’y a jamais le feu à bord ! — Soit. En cas de submersion… » Il se mit à rire : « J’admets. A quoi vous expose-t-on, Madame ? — A la pire des morts : le coup de hache sur la tête, le couteau dans le dos, ou simplement le bon coup de poing qui vous flanque à l’eau… Hop !… » Il voulut parler…

« Il y a en bas sept cent cinquante émigrants, nous sommes à peine trois cents, équipage et passagers de première ; les canots peuvent sauver deux cents personnes … et encore. — Eh bien ? — Eh bien, et les émigrants ? — Nous les sauverons avant l’équipage ! — Et après nous ? — Oui, après… vous ! — Et vous croyez qu’ils se laisseront faire ? — Il y a des fusils pour les tenir en respect ! — Des fusils… des fusils contre des femmes, des enfants ? — Non, les femmes et les enfants sont ceux qui passent d’abord ! — Mais c’est idiot ! c’est absurde ! Pourquoi sauver des femmes et des enfants, si vous en faites des veuves et des orphelins ? Et vous croyez que ces jeunes hommes se résigneront devant vos fusils ?… Ils sont le nombre ! Ils sont armés ! Ils ont une revanche à demander à la vie ! Ils ont le même droit que nous : de défendre la minute suprême ! Ils ont le courage qui n’a rien à perdre et tout à gagner dans la lutte ! Et je trouve inique, infâme, que vous nous exposiez, nous, à une mort certaine, et eux, à un crime forcé et justifié ! »

Le capitaine voulut parler « … Et sans aller jus-