Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/581

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de tomber. Cet homme, dont je ne pouvais voir le visage, tant il était caché par la casquette de fourrure dont les oreilles lui mangeaient la face presque en entier, te souleva comme une fleur et harangua la foule en anglais. Je ne comprenais rien à ce qu’il disait, mais les Canadiens en furent frappés, car la poussée s’arrêta et s’écarta en deux files compactes pour le laisser passer. Je t’assure que c’était très émouvant, de te voir si frêle, la tête rejetée en arrière, tout ton pauvre corps soutenu à bout de bras par cet hercule. Je te suivais de mon plus vite, mais, ayant pris mon pied dans le volant de ma jupe, je dus m’arrêter une seconde, et cette seconde suffit pour nous séparer complètement. La foule refermée derrière ton passage, faisait une barrière incassable. Je t’assure, sœur chérie, que je n’en menais pas large ; et c’est M. Fréchette qui m’a sauvée. » Je serrai la main de l’aimable homme, et le remerciai cette fois de mon mieux pour son beau poème ; puis je lui parlai de ses poésies, dont je m’étais procuré un volume à New-York, car hélas ! je dois l’avouer à ma honte, je ne connaissais rien de Fréchette à mon départ de France ; et cependant il était déjà un peu connu à Paris.

Il fut très touché des quelques vers que je lui soulignai comme les plus beaux dans son œuvre. Il m’en remercia. Nous restâmes des amis.

Le lendemain, il était à peine neuf heures quand on me fit passer une carte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Celui qui eut la joie de vous sauver, Madame, réclame de votre bonté une seconde d’entretien. » Je fis entrer cet homme dans le salon et, après avoir fait prévenir Jarrett, j’allai réveiller ma sœur : « Viens avec moi », lui dis-je. Elle passa un peignoir chinois et nous