Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/605

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est là, sur ma table, je le vois en ce moment où j’écris. Il est dans sa gaine un peu étroite, de sorte qu’il faut tirer dessus avec un peu de force et de patience. Il arriverait, en ce moment même, un assassin, il faudrait que je retire le bouton qui glisse mal, que je tire la gaine trop étroite, que je retire la baguette un peu dure, et que j’appuie les deux mains sur la gâchette.

Eh bien, la bête humaine est si bizarre, que cette petite chose ridiculement inutile qui est là devant moi me semble une défense admirable. Et moi qui suis, hélas ! peureuse comme la peur, je me sens en sûreté près de ce petit ami, qui doit éclater de rire dans sa gaine de laquelle on ne peut jamais le sortir.


Enfin l’explication nous fut donnée. Le train de marchandises parti avant nous avait déraillé, sans plus grands dommages et sans mort d’hommes. La bande de Saint-Louis avait tout prévu, et avait préparé un petit déraillement à deux milles de la Petite-Montée, au cas où leur camarade cramponné sous ma voiture n’aurait pas pu la décrocher. Le déraillement avait eu lieu ; mais, quand les drôles se sont précipités sur le train qu’ils croyaient être le mien, ils se sont trouvés cernés par la bande de détectives. Ils se sont, paraît-il, débattus comme des damnés. Un d’eux a été tué sur place, deux autres blessés, et le reste prisonnier.

Quelques jours après, le chef de cette petite bande était pendu : un garçon de vingt-cinq ans, nommé Albert Wirtz, belge d’origine. J’ai tout fait pour sauver cet homme, car il me semblait que j’étais, sans le vouloir, l’instigatrice de sa mauvaise pensée.

Si Abbey et Jarrett n’avaient pas été assoiffés de ré-