Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/632

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menace réellement, et nous sommes inondés par l’impalpable vapeur qui s’échappe de son tumultueux fracas. Je regarde, attirée, fascinée par le mouvement rapide de cette eau qui semble un large rideau d’argent se déroulant, pour s’écraser violemment en une masse rebondissante, éclaboussante, dans un fracas qui ne rappelle aucun bruit déjà entendu.

J’ai facilement le vertige ; et je sens bien que, si j’eusse été seule en cet endroit, je serais restée à tout jamais les yeux fixés sur la nappe d’eau filant à toute vitesse, le cerveau bercé par le bruit charmeur, les membres engourdis par le froid sournois et enserrant. Il fallut vraiment m’entrainer.

Je me ressaisis en me trouvant devant l’obstacle. Nous devions redescendre, et c’était moins facile que pour monter. Je pris la canne d’un de mes compagnons et je m’assis sur la glace. La canne sous mes jarrets, je me laissai ainsi glisser jusqu’en bas.

Tout le monde m’imita. Et ce fut un spectacle comique que ces trente-deux personnes descendant à toute vitesse, sur leur assise naturelle, ce mont de glace. Il y eut quelques culbutes, quelques rencontres, beaucoup de rires ; et tout le monde se trouvait un quart d’heure après à l’hôtel, où le grand déjeuner avait été préparé.

On avait froid. On avait faim. Il faisait chaud, et le repas fleurait bon.

Le déjeuner fini, le propriétaire de l’hôtel m’invita à entrer dans un petit salon où m’attendait une surprise. Et là, je vis sur une table, abritées sous une longue boîte de verre, les chutes du Niagara en miniature : les rocs étaient des cailloux, une large glace représentait la nappe d’eau, et du verre filé représentait les chutes.