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LE NID DE CIGOGNES.

— Frantz, cet homme t’a gravement insulté. Il serait indigne de toi…

— Il serait indigne de moi de souffrir qu’un autre se battît pour ma querelle… Sigismond, au nom de notre vieille amitié, reste calme.

— Il lui arracha la dague.

En ce moment, le baron venait de se débarrasser des étreintes convulsives de Wilhelmine. Il apercut Frantz l’épée à la main, et dit avec une joie féroce :

— Ah ! tu t’es done ravisé à la fin ?… Allons ! défends-toi, infame aventurier… Et vous autres, continua-t-il en s’adressant aux assistans, débarrassez-moi de cette femme !

Frantz, voyant le baron venir sur lui, l’épée nue, releva vivement son arme par un mouvement machinal, et parut prêt à se défendre ; mais presque aussitôt sa détermination l’emporta sur la colère. Il laissa tomber la dague, et, posant le pied dessus afin que personne ne put s’en emparer, il dit avec force :

— Baron de Steinberg, jamais je ne me battrai contre vous.

— Eh bien donc ! s’écria le major dans un inexprimable frénésie, si tu ne veux le battre comme un brave, meurs donc comme un chien !

Et il porta au jeune homme un violent coup d’épée ; mais, prompt comme la pensée, quelqu’un s’était élancé au-devant du coup ; des cris percans se firent entendre… Wilhelmine venait de tomber sanglante aux pieds de son frère.

Le baron, immobile, contemplait d’un œil fixe le sang qui jaillissait en filets rouges de la poitrine de la jeune fille. Schwartz, Ritter, Sigismond, s’approchèrent en frémissant ; personne ne parlait, et ce silence lugubre ajoutait encore à l’horreur de cette scène. Frantz semblait atteint du même coup que sa jeune épouse ; pâle et glacé, il était en proie à un saisissement plus effrayant que la mort même.

La voix faible de Wilhelmine se fit entendre la première :

— Fuyez, Frantz, fuyez ! balbutia-t-elle ; profitez de ce moment… Nous nous reverrons, sinon ici-bas, du moins au ciel.

Au son de cette voix chérie, Frantz tressaillit ; il se baissa, ramassa la dague avec une vivacité extraordinaire, et s’élança sur le baron en murmurant :

— La venger la venger !

Steinberg se mit en garde ; mais presque aussitôt le malheureux Frantz laissa échapper son arme, chiancela, et, succombant à la violence de ses émotions, tomba évanoui à côté de sa chère Wilhelmine.

Telle était la frénésie du baron, qu’en voyant son ennemi renversé, sans défense, il voulut encore le percer de son épée ; mais tous les assistans, se jetant sur lui à la fois, parvinrent à le contenir et à le désarmer. Il rugissait comme un forcené.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après cette catastrophe, Madeleine Reutner veillait seule auprès du lit sur lequel on avait transporté Wilhelmine. Elle était à genoux, arrosant de ses larmes la main froide et décolorée de la mourante ; elle restai morne, absorbée dans sa douleur silencieuse.

Des formes blanches passaient et repassaient rapidement devant la fenêtre étroite qui éclairait la chambre ; c’étaient les cigognes, qui commençaient à construire leur nid au sommet de la tour.

Madeleine se souleva lentement.

— Oiseaux protecteurs des Steinberg, dit-elle avec un accent de reproche et de désespoir, en étendant : la main sur la jeune fille presque inanimée, était-ce donc là le bonheur que vous apportiez aux derniers rejetons de cette noble famille ?

XVI


Après la catastrophe qui avait eu lieu à la tour de Steinberg, Frantz avait été transporté par ses deux amis à l’auberge de Zelter.

Là on lui prodigua de prompts secours, et il reprit ses sens ; mais presque aussitôt une fièvre violente s’empara de lui ; pendant plusieurs semaines on désespéra de ses jours. Dans son délire, l’image sanglante de Wilhelmine se représentait sans cesse à son imagination ; il lui parlait, il lui prodiguait les noms les plus doux, puis il se répandait en menaces et en imprécations contre le major, dont la figure sinistre apparaissait aussi dans ses rêves. Parfois il avait des momens lucides, mais alors le souvenir d’une poignante réalité, des angoisses, des terreurs nouvelles ne tardaient pas à causer des rechutes pires que les premières atteintes du mal.

Ses deux compagnons, Sigismond surtout, le soignaient avec zèle et affection. Quand la tête du malade s’exaltait, quand ses paroles incohérentes attestaient le dérangement de ses facultés, Muller, sous différens prétextes, éloignait tous les assistans et Schwartz lui-même ; il semblait craindre de laisser entendre à des indiscrets les propos étranges échappés à son malheureux ami. Du reste, Albert, dont le caractère frivole était peu susceptible d’attachement vif, et qui regrettait la vie turbulente de l’Université, ne restait au Steinberg que pour obéir à l’influence mystérieuse de Muller, il profitait avec empressement de toutes les occasions d’aller folâtrer à la cuisine avec la fille de l’hôté, ou de s’embarquer sur le Rhin pour pêcher le saumon avec les bateliers du voisinage.

Enfin, grâce aux efforts d’un habile médecin que l’on fit venir de Manheim, la force de la maladie diminua peu à peu, et, un mois environ après les événemens que nous avons racontés, Frantz était en pleine convalescence.

Pendant ce long espace de temps, le plus profond mystère avait enveloppé tout ce qui se passait à la tour.

On avait appris du chevalier Ritter, quand il était revenu à l’auberge, le jour même de la catastrophe, que le chirurgien mandé par le baron conservait quelque espoir de sauver Wilhelmine ; mais Ritter était parti le lendemain, après une conversation longue et confidentielle avec Sigismond ; depuis ce temps on n’avait aucune nouvelle du château.

Le major s’était enfermé avec Wilhelmine, madame Reutner et Fritz Reutner dans la vieille tour ; personne ne savait ce qui pouvait se passer derrière ces épaisses et sombres murailles.

Sigismond comprenait combien cette cruelle incertitude serait fatale à Frantz, lorsque le malade recouvrerait la raison ; aussi avait-il essayé plusieurs fois d’apprendre quelque chose de positif sur le sort de la pauvre Wilhelmine ; mais ses tentatives avaient toujours été infructueuses.

Les paysans du voisinage n’avaient même pas connaissance de la blessure de la jeune fille ; voyant le château fermé, ils croyaient mademoiselle Steinberg partie avec son frère pour quelque ville voisine.

N’espérant plus rien de ce côté, Muller épia le moment où le chirurgien qui soignait Wilhelmine sortait du château pour regagner une bourgade voisine. Mais cet homme, assez grossier du reste, et à peine supérieur aux chirurgiens-barbiers de village, refusa obstinément de répondre à ses questions ; il paraissait très effrayé de la démarche que l’on faisait vis-à-vis de lui, comme si de terribles menaces eussent encore été présentes à sa pensée.

Albert Schwartz voulut tenter l’aventure ; il fut encore plus malheureux. Au premier mot qu’il prononça pour s’informer poliment de mademoiselle Steinberg, le chirurgien tira un pistolet de sa poche et ordonna à l’étudiant