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Nos grammairiens ont usé largement de ce droit de pédantisme que le génie de la nation leur donnait. Ils ont tranché dans le vif et fabriqué des codes sévères, ils ont environné de palissades et de bastions les participes et les conditionnels. Travaux perdus, fatigues sans résultat ! Leurs principes tombaient aussitôt qu’établis. L’ouvrage de MM. Bescherelle offre la liste interminable des échecs de la grammaire ; le budget de toutes les lois inutiles qu’elle semble n’avoir formulées que pour les laisser violer ; le compte de toutes les atteintes portées tour à tour par Corneille, Bossuet, Pascal, Fénelon, Voltaire, à Vaugelas, Beauzée, Dumarsais et l’abbé d’Olivet. Plus les règles étaient absolues, plus elles étaient fragiles. C’est que la vérité ne se trouve jamais dans l’absolu ; elle n’est pas même au milieu des questions : elle est au-dessus. Pendant que les esprits communs la cherchent dans les axiomes tranchés, soutenus avec aigreur par les partis en lutte, elle plane sur les deux camps. « L’inversion est-elle permise à la langue française ? Est-il licite d’innover dans le langage ? Doit-on employer les mots anciens dans un idiome plus moderne ? » Aucune de ces questions ne peut se résoudre par oui ou par non ; mots précieux et sacramentels qu’il faut déclamer très haut pour se faire suivre de la masse. Voulez-vous avoir une école ? n’y manquez pas. Mais êtes-vous plus philosophe que vaniteux, plus sincère qu’homme de parti ? vous ne vous prononcerez pas si vite. L’amateur de la vérité, de l’art, de la science, creuse plus avant, pénètre dans les entrailles mêmes des idées et des faits historiques. Il y découvre, non sans travail, les principes fondamentaux qui réconcilient des contradictions apparentes ; il s’explique pourquoi l’inversion, excellente dans telle circonstance donnée, est impossible dans telle autre ; il voit quelles lois supérieures aux règles en permettent ou en ordonnent le déplacement ; il n’arrive pas à l’indifférence et au vague sur toutes les questions, mais à un système lumineux et haut, bien plus vaste, bien plus arrêté, bien plus net, et dont l’élévation seule le soustrait aux regards de la foule.

Ainsi, la règle souveraine, la loi suprême des idiomes, c’est le génie propre de chacun d’eux. Tout ce qui lui répugne est inadmissible, tout ce qu’il permet on doit l’oser. En vain les grammairiens multiplieront les fantaisies, les injonctions, les définitions, les sévérités, les folles délicatesses ; fidèle par instinct au génie de sa langue et de sa nation, l’écrivain supérieur découvrira toujours en dehors du cercle grammatical et du code convenu quelque beauté légitime et nouvelle conforme à la règle suprême. Mais quel est le génie propre de la langue française ? De quels éléments matériels et métaphysiques s’est-elle formée ? Quelles phases historiques ont déterminé et soutenu sa formation ? Quels caractères spéciaux doit-elle aux révolutions qu’elle a traversées ? Quelles sont les bases sur lesquelles elle repose et les vrais principes de sa force ? Belles et graves questions, qui s’étendent très loin et ne peuvent se résoudre qu’au moyen de l’histoire, d’une étude attentive des mots et de leurs destinées et d’une sagacité rarement unie à l’érudition. L’histoire des variations de la langue française n’est pas faite et probablement ne se fera pas. Les encouragements nécessaires pour ces grands travaux ne peuvent venir que d’un public autrement disposé que le nôtre, moins absorbé dans ses affaires personnelles, dans ses intérêts individuels, dans les débats d’une société en péril, et dans ses propres jouissances. C’est dommage. Un homme assez puissant pour cette œuvre élèverait un monument précieux, non seulement à la philologie, mais utile à l’histoire des mœurs et à celle des faits ; ce travail est le travail littéraire du siècle. On s’en passera bien, comme de tant d’autres choses.

Latine d’origine, notre langue s’est formée par contraction ; un peuple sauvage et plus septentrional que celui dont il empruntait l’idiome, mutilait et contractait la plupart des mots qui lui étaient transmis : il faisait de

Quare ou Quamobrem—le mot Car ;
De IndèEn ;
De Illic, illucY ;
De UnùsUn ;
De Homines—On, etc., etc.

La nation gallo-romaine a-t-elle opéré elle-même ces contractions du latin, ou les doit-elle (comme le pense M. Raynouard) à l’imitation du provençal, fils aîné de la langue romaine ? Je ne sais ; mais il est certain que la plupart des expressions empruntées au Dictionnaire de Rome, se trouvent abrégées dans le français, et réduites à leur racine primitive. En raccourcissant les mots, on allongeait les phrases : les articles ou affixes naissaient pour remplacer les désinences et les inflexions. D’un idiome synthétique, les Gaulois faisaient une langue analytique, chargée de petits mots et de pronoms qui devaient remplir l’office des terminaisons variables du latin. Un peuple sans littérature et qui n’écrit pas ses pensées, a toujours recours aux pronoms et aux articles. La civilisation intellectuelle ne donnant pas de produits, les langues, réduites à l’usage populaire, perdent le caractère de la synthèse, répudient l’inversion, se chargent d’affixes, et adoptent le mode direct et analytique. Avant Homère, la langue grecque n’a pas d’articles ; elle les adopte entre Homère et Hésiode. La langue allemande des plus anciens monuments teutoniques procède synthétiquement ; ne se trouvant alors fixée par aucune littérature, elle dégénère, penche vers la forme analytique, et adopte les affixes pendant l’espace de temps qui s’écoule jusqu’à Luther. Toutefois une ligne de démarcation profonde restera tracée entre les idiomes du nord, issus de la souche teutonique, et les langues nées de l’imitation romaine. Les premiers, malgré l’emploi des articles, conservent leur génie de synthèse : c’est leur puissance. Les seconds, à la naissance desquels le génie de l’analyse a présidé, s’en tiennent au mode direct, et n’adoptent que par licence, à de rares moments, et avec beaucoup de réserve, l’inversion libre et forte des langues à inflexions et à désinences.

Le mode analytique une fois adopté, les articles une fois admis comme modérateurs et guides du discours, le développement de l’esprit français s’opère naturellement : les penchants nationaux et la disposition même des organes influent sur notre langue. Délicatesse, nuances, clarté, facilité, ironie, délicatesse surtout, voilà les premiers caractères que l’on distingue dans sa formation matérielle. Ce qui lui appartient en propre, quant à sa partie musicale, se compose de nuances si déliées qu’elles ne sont pas perceptibles pour les étrangers. L’e muet, qui se retrouve dans toutes nos phrases et que les autres nations ne connaissent pas, n’est qu’une demi-voyelle ; ou plutôt c’est la vibration d’une consonne qui finit et se prolonge. Le son nasal, produit par la fusion de la lettre n, avec d’autres sons, n’est qu’une demi-diphtongue, une diphtongue étouffée, privée de sa sonorité,