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réel, se changea en courtoisie ; ce fut une seconde nuance plus faible, une expression pâlissante de la même qualité, un mérite réservé à l’homme rompu aux élégantes mœurs des cours. Mais dès le siècle de Louis XIV, le mot courtois paraît de vieille date : on le rejette, on dit d’un homme qu’il est de bon lieu et qu’il a bon air.

Ce n’est déjà plus une qualité vraie que l’on reconnaît en lui, c’est une forme extérieure, un air ; il suffit de louer sa naissance, ses manières et son droit à Versailles. Bientôt après, il faut trouver encore une nouvelle modification plus énervée, pour satisfaire des mœurs nouvelles. Accort, courtois, de bon air, de bon lieu, tout cela meurt et disparaît. Voici le règne des mots poli et politesse. La politesse, expression froide qui trahit la recherche, le raffinement, et qui suppose non la sincérité, mais l’étude délicate des convenances sociales, domine tout le dix-huitième siècle : elle se retrouve en honneur sous Napoléon Bonaparte. Aujourd’hui elle se décrédite ; à peine s’en sert-on ; elle perd chaque jour, sous nos yeux, le sens flatteur qu’elle avait autrefois ; on peut parier à coup sûr, que dans vingt ans l’expression sera tombée en complète désuétude. Nos grand’mères avaient beaucoup de vénération pour un homme d’une politesse achevée : ce serait en 1835 un ridicule compliment. Nous avons perdu accortise, courtoisie, politesse, je ne sais trop ce qui nous reste.

Voici un mot que nous avons bien injustement flétri. Après avoir permis aux femmes d’être coquettes, leur avoir défendu d’être prudes, et détruit peu à peu toutes les nuances de la courtoisie, la langue française a décidé qu’un bon homme serait un sot.

J’en suis fâché pour elle ; mais cela ne lui fait point honneur. Nous sommes le seul peuple qui ayons découvert un terme palliatif pour la méchanceté (malice), quatorze variétés d’expression pour la satire, ses alliés et sa famille (satire, ironie, raillerie, causticité, sarcasme, rire sardonique, épigramme, moquerie, persifflage, quolibet, lardon, brocard, mystification, parodie, sans compter malveillance, malignité, en mauvaise part ; espièglerie, plaisanterie, en bonne part) ; et qui ayons tourné en dérision la reine des vertus, la vertu sans effort, la bonté.

Buono en italien, a presque la noble signification du to kalon des Grecs ; il exprime l’excellence, la beauté, la perfection ; le buon pittore vaut cent fois plus que notre bon peintre. Le good fellow des Anglais, et le gut mensch des Allemands, seraient des compliments très agréables que le génie et la puissance ne refuseraient pas. Si nous voulions traduire dans ces deux langues, la méprisante expression contenue dans la phrase : pauvre bonhomme, il se trouverait que le poor good man, réunissant l’idée du malheur et celle de l’excellence (deux choses sacrées et vénérables), exciterait la pitié et l’estime, et point du tout l’ironie. La bonhomie prise en mauvaise part, la bonté du caractère assimilée à la niaiserie, le dévoûment ou la bonne foi flétris, la profanation de la plus précieuse qualité du cœur humain, ne datent que de cette époque malheureuse où l’hypocrisie de Mme de Maintenon et la décadence de Louis XIV dépravaient notre caractère national. Bussy-Rabutin, ce lâche fat, ce calomniateur des femmes qui résistaient à ses avances, a le premier confondu l’homme bon avec l’homme bête. C’était bien digne de lui.

Quant à sa cousine, Mme de Sévigné, dont il a fait un portrait odieux, faux et ridicule, après avoir essayé vainement de la séduire, elle ne manque jamais d’appeler le grand Arnaud le bonhomme, parce qu’elle l’aime et qu’il est bon. Les lettres de Malherbe et de Peiresc, de Guy-Patin et de Lhospital, donnent le même sens au mot bonhomme. On conçoit que sous le cardinal Dubois, sous le financier Law, sous le chancelier Maupeou, sous les règnes de Mme de Pompadour et de Mme Dubarry, dans la longue orgie de la monarchie mourante, lorsque les Liaisons dangereuses et Figaro représentaient la société, le titre d’homme bon ou de bon homme soit tombé dans le dernier mépris.

Cette teinte d’ironie, ce sarcasme cruel, cette contre-vérité mordante, se retrouvent dans le fond même et dans les origines de la langue française. C’est chose curieuse de voir l’épigramme au berceau de la syntaxe. Quelques gallicismes singuliers ne peuvent s’expliquer que de cette manière :

  — Vous nous la donnez belle ! dans le sens de : Vous vous moquez !
  — Vous êtes bon ! exclamation populaire, qui signifie :
      Je me moque de ce que vous dites !
  — Vous aurez beau faire ! pour : Vous vous fatiguerez en efforts inutiles !

sont autant d’exemples des mots bon et beau, détournés tout exprès de leur signification propre et aiguisés par l’ironie. Il fera beau voir, signifie : Ce sera un spectacle ridicule de voir ! Les grammairiens ont tort de chercher l’exacte analyse de la locution bizarre : Vous avez beau faire ;beau est pour ridicule ; tous les efforts perdus sont ridicules, ce sont de beaux efforts ! Nul idiome moderne ne présente ces phénomènes, les expressions négatives abondent dans notre langue ; c’est un instrument monté pour la raillerie, accordé par elle, possédant les nuances les plus déliées de la satire. Aussi voyez quel usage en font Voltaire et Lesage, Molière et Pascal, et essayez de les traduire, en quelque langue que ce soit.

Ainsi la loi supérieure, la véritable règle souveraine d’un idiome, c’est son génie propre. Quel est ce génie ? Le grand écrivain, l’homme de talent, s’y associe par instinct et par révélation. Il est fidèle à cette loi, sans la connaître ; les fantaisies, les sévérités, les sottes délicatesses des grammairiens auront beau condamner ce que le génie d’une langue permet, il se trouvera une plume audacieuse qui leur prouvera leur folie.

PHILARÈTE CHASLES.