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Les objets inanimés n’ont aucun sexe, et conséquemment les substantifs qui les représentent ne devraient être ni masculins, ni féminins. Cependant l’usage leur a assigné, dans notre langue, l’un ou l’autre de ces deux genres. On dit ; le soleil et la lune, la table et le tableau, la chaise et le fauteuil ; les mots tableau et fauteuil sont du genre masculin, table et chaise sont du genre féminin. Dans ce cas, le genre est fictif ou de convention[1].

La religion, les mœurs et le génie des différents peuples fondateurs des langues, peuvent leur avoir fait apercevoir dans ces objets des relations réelles ou feintes, prochaines ou éloignées, à l’un ou à l’autre des sexes ; et cela aura suffi pour en rapporter les noms à l’un des deux genres.

Il est digne de remarque, dit Bernardin de Saint-Pierre, que la plupart des noms des objets de la nature, de la morale et de la métaphysique sont féminins, surtout dans la langue française. Il serait assez curieux de rechercher si les noms masculins ont, été donnés par les femmes, et les noms féminins par les hommes, aux choses qui servent plus particulièrement aux usages de chaque sexe, et si les premiers ont été faits du genre masculin parce qu’ils présentaient des caractères de force et de puissance, et les seconds du genre féminin parce qu’ils offraient des caractères de grâces et d’agréments. Je crois que les hommes, ayant nommé en général les-objets de la nature, leur ont prodigué les noms féminins, par ce penchant secret qui les attire vers le sexe : c’est ce qu’on peut remarquer aux noms que portent les constellations célestes, les quatre parties du monde, la plupart des fleuves, des royaumes, des fruits, les arbres, des vertus, etc.

Le Natchez, comme le Huron et l’Algonquin, dit aussi M. de Chateaubriand, ne connaissent que deux genres, le masculin et le féminin ; ils rejettent le neutre. Cela est naturel chez des peuples qui prêtent des sens à tout, qui entendent des voix dans tous les murmures, qui donnent des haines et des amours aux plantes, des désirs à l’onde, des esprits immortels aux animaux, des âmes aux rochers.

Les grammairiens ont généralement senti qu’en français il doit exister une relation immédiate entre le genre d’un nom, sa signification et sa forme ; mais avaient-ils jamais soupçonné qu’il pouvait exister le moindre rapport entre le genre d’un nom et la pensée qui domine dans la phrase où il se trouve ? Et cependant, dit un écrivain, c’est dans ce rapport si méconnu qu’est tout le secret du genre des noms français. Sans entrer dans des détails qui ne peuvent trouver place ici, nous offrirons au lecteur deux exemples qui lui feront entrevoir toute la fécondité de ce rapport nouveau, qui a fait d’une prétendue erreur une des plus belles harmonies du langage humain. L’homme, comme on le sait, s’assimile dans la nature tout ce qui est fort ; il se l’approprie, il en fait son domaine.

  1. Plusieurs langues admettent une troisième terminaison pour les noms d’objets qui n’ont-pas de sexe, et l’appellent genre neutre (ni l’un ai l’autre). Mais cette distribution n’est point constante ; l’usage y a mis une grande confusion, en appliquant à des choses qui n’ont pas de sexe le genre masculin ou féminin, au lieu du genre neutre. La langue anglaise, et aussi, dit-on, la chinoise, sont peut-être les seules préservées, ou à peu près, de cette irrégularité. M. Landais, dans une savante disquisition sur le genre, disquisition si savante qu’elle nous semble déplacée dans un cours spécial de langue française, car on y trouve de l’anglais, du latin, du grec, et nous croyons même de l’hébreu, ce qui est sans doute fort instructif pour ceux des lecteurs qui n’entendent que le français ; M. Landais, disons-nous, voulant se donner des airs de réformateur, s’écrie : « Il nous appartiendrait, à nous, Français, de poser en règle générale que tout nom qui ne désigne pas un être animé et qui m’a par conséquent point de sexe, est du genre neutre. » Mais une chose à laquelle M. Landais n’a pas songé (et qui peut songer à tout !), c’est que cette division des noms en deux genres que nous avons adoptée, quoique en apparence arbitraire, contribue puissamment à la clarté de notre langue, en nous évitant beaucoup d’équivoques et de longueurs, en facilitant et en simplifiant l’application des règles de concordance, qui établissent une affinité nécessaire entre les voix principales et accessoires qui concourent à la manifestation des mêmes idées. C’est donc pour satisfaire au besoin de la clarté, conformément au génie de notre langue, qu’on a établi les deux divisions génériques.