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le pouvoir de l’affinité, par un acte purement intellectuel, que nous concevons la pluralité, acte qui a pour base matérielle les rapports de conformité et de convenance.

Quoique la pluralité ne soit point un être, elle est la conséquence de notre organisation. Nous avons la faculté de réunir dans notre esprit plusieurs êtres, en faisant abstraction des qualités particulières des individus, pour ne considérer que ce qu’ils ont de commun ; de là, la nécessité d’exprimer par la voix là modification de l’idée d’individualité pour rendre l’idée de pluralité. Mais, comme la plupart des noms de nôtre langue n’ont point de désinence sonore pour exprimer cette idée accessoire, il a fallu y suppléer par les particules que nous nommons articles, dont les fonctions consistent à indiquer le nombre et le genre des noms, et à en déterminer l’étendue. Ces particules déterminatives précèdent les noms et leur servent d’auxiliaires ; le besoin de la clarté a commandé cet ordre.

Le manque d’inflexions sonores pour dériver immédiatement le pluriel du singulier, selon l’ordre de conception, a forcé de recourir à des signes visibles qui sont, en effet, les signes et non l’expression de l’idée accessoire. Quant à la langue orale, elle serait souvent impuissante pour rendre cette vue de l’esprit sans le secours des articles. Par exemple, que je prononce homme au singulier, ou hommes au pluriel, cette voix n’éprouve aucune modification sensible ; il en est de même des noms femme, fille, maison, arbre, plante, pierre, étoile, etc., qui se prononcent de la même manière au pluriel qu’au singulier. Ainsi, on ne pourrait discerner de quel nombre seraient ces substantifs, si on les prononçait isolément.

Néanmoins, nous avons quelques noms qui ont une désinence sonore pour représenter l’idée de pluralité, tels que : le mal, les maux, le cheval, les chevaux, un général, des généraux, un caporal ; des caporaux, etc. Ce mécanisme est très simple et produit un effet très intelligible.

Notre règle générale pour la formation du pluriel est parfaitement assortie au génie de notre langue ; elle est simple, judicieuse et d’une application facile. Le caractère s est la marque conventionnelle de l’idée accessoire de pluralité. Ce caractère, par sa forme sinueuse, est l’emblême convenable de l’acte de l’intelligence dont il est le signe visible. Mais, malheureusement, celle règle générale a de nombreuses et de bizarres exceptions.

EXERCICE ANALYTIQUE.
(L’élève indiquera les noms signes de l’unité et les noms signes de pluralité.)

À deux heures nous étions déjà dans les bois, à la recherche des fraises : elles couvraient les pentes méridionales ; plusieurs étaient à peine formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles : elle est abondante et salubre ; elle mûrit jusque sous les climats polaires ; elle me paraît dans les fruits, ce qu’est la violette parmi les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger souille des airs ; lorsqu’il s’introduit par intervalle sous la voûte des bois, pour agiter doucement les buissons’épineux et les lianes qui se soutiennent sur les troncs élevés, elle est entraînée dans les ombrages les plus épais avec la chaude haleine du sol où la fraise mûrit ; elle vient s’y mêler à la fraîcheur humide, et semble s’exhaler des mousses et des ronces. Harmonies sauvages ! vous êtes formées de ces contrastes.

Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l’air dans la solitude couverte et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des sapins ; leurs branches frémissaient d’un ton pittoresque en se courbant contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se séparaient dans leur balancement, et l’on voyait alors leurs têtes pyramidales éclairées de toute la lumière du jour, et brûlées de ses feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s’abreuvaient leurs racines.

Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des merisiers élevés, et de grands poiriers sauvages. Terre encore patriarcale, quand les hommes ne le sont plus !

(Sénancour. — Obermann.)