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A MADAME DE NOAILLES

Il m’en souvient. C’était le matin. Des citrons
Couvraient le port. Je regardais les avirons
Tourner entre les doigts violets des rameuses.
La France s’éveillait sur la terre brumeuse,
Au loin. La mer heurtait l’Espagne au pied des monts.
J’étais là, les yeux morts, le cœur frais, les poumons
Brûlés de sel. Dans le remous qui suit la rame.
Je sentais s’enfoncer, en tournoyant, mon âme.
La mer indifférente et douce m’attirait.
Depuis, j’aurais vécu dans l’ombre où sa forêt
Fleurissait l’algue d’or de rouges actinies
Et, dans sa paresseuse et mouvante harmonie.
J’aurais fermé les yeux à la vie en rêvant ;
Depuis, ni le soleil riche en feux, ni le vent
Chargé du goût des miels et de l’odeur des gommes.
Ne m’eussent vu, debout, sourire aux autres hommes,
Si, plus haut que la joie et le désir mortels,
La Lyre ne chantait, vivante, dans le ciel.

Elle chante. Elle seule chante. Et je l’écoute.
Des hommes l’ont tenue. Et j’en vois sur ma route.
Et je leur parle. Ils sont violents, fiers et doux.
Et vous voici, poète, avec eux. C’est bien vous.
Et je dis : Quand on a, comme vous, la première.
Fait du jour sur le monde en s’écriant : Lumière !
Quand, en disant : Amour, on a vu tous les cœurs,
Dans l’ombre, chanceler d’ardeur et de langueur ;
Quand, sensible au destin des plus obscures choses,
On n’a pas seulement aimé d’orgueil les roses.
Mais qu’à la moindre plante on a dit : O douceur,
Vous vivez, et je vis, et vous êtes ma sœur ;
Quand, dans la vie, on a tant exalté son âme
Que l’avenir naîtra, plus fort, de cet élan.
Il est touchant de n’être, à nos yeux, qu’une femme
Jeune et belle et qui rit au fond d’un salon blanc.

(La Maison des Glycines.)