Mathilde a vingt ans environ ; elle prend depuis plusieurs années des leçons de chant ; elle a la voix juste, elle a du goût ; elle travaille avec plaisir son chant, mais elle est désolée depuis quelque temps du résultat qu’elle obtient : elle se trouve dans l’impossibilité presque absolue d’apprendre un morceau et de le chanter par cœur. Elle ne peut chanter qu’à la condition de jouer le chant au piano ou de suivre son professeur qui fredonne et indique l’air. D’où vient cette difficulté ? Mathilde a de la mémoire, et même beaucoup de mémoire pour la littérature et pour les événements de la vie quotidienne ; n’en aurait-elle pas pour la musique ? C’est bien possible, car la mémoire musicale est une des plus spéciales que l’on connaisse. Je l’interroge ; je lui demande quels sont les morceaux que son professeur lui donne à apprendre. Elle me répond qu’elle est depuis six mois sur l’air du Vallon, de Gounod ; elle n’est pas encore arrivée à en chanter vingt mesures sans le secours du piano. Les interrogations multiples que je lui adresse finissent par la rendre consciente de la cause de son échec. Quand elle cherche à chanter toute seule, de mémoire, l’air du Vallon, elle a une tendance continuelle à détonner, c’est-à-dire qu’elle altère légèrement la hauteur de quelques notes pendant qu’elle chante, elle s’entend et ne s’aperçoit pas du changement qu’elle a introduit ; naturellement elle retient ce changement, car la mémoire n’est pas sélective. Par conséquent, lorsqu’elle revient à son cahier de musique, elle a besoin non seulement d’apprendre de nouveau ce qu’elle ne sait pas, mais encore de bannir de sa mémoire le souvenir de sa première exécution ; elle doit faire un double travail et toutes ses tentatives pour se rendre maîtresse du morceau ont ce même effet déplorable. Cela explique bien qu’elle ne fait aucun progrès.
Quelle conclusion tirer de cette analyse ? Dirons-nous