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LES APTITUDES

où l’inconscient joue un rôle limité, qui est vite fini. Pour compléter cette description, je veux en rapprocher un autre cas, qui n’est différent qu’en apparence.

Je veux parler de l’auteur dramatique François de Curel, et de la manière dont il compose ses pièces. Il a décrit lui-même avec une admirable finesse de psychologue toutes les étapes de son travail de création[1] Comme Poincaré, il commence par une période de travail volontaire. Il a en tête son idée de pièce, il a construit son scénario, il fait parler ses personnages en se mettant à leur place, dans leur peau, comme cela s’enseigne dans les cours de rhétorique, et en leur faisant dire ce qu’il sentirait lui-même dans des circonstances analogues. C’est la méthode de réflexion ; elle est fort pénible pour lui ; plus il s’enfonce dans son travail, plus il trouve que c’est mauvais. À un certain moment, il se rend compte qu’il ferait bien de reprendre toute la pièce depuis le commencement. Et alors, sur son second manuscrit, commence son travail inconscient, qui ressemble un peu à l’invention mathématique de Poincaré. Seulement Curel n’a point la visite soudaine d’une nouvelle idée directrice, d’une idée-mère qui renfermerait sa pièce entière. Mais c’est pendant l’exécution que se manifeste le caractère inconscient du travail. L’auteur cesse de se sentir le créateur de la pièce, de ses personnages, et surtout du dialogue ; il ne crée plus, mais il assiste au jeu de la pièce. Les personnages en scène parlent d’eux-mêmes, lui semble-t-il, spontanément, pour leur propre compte ; il n’a pas à faire d’effort pour trouver ce qu’ils doivent dire. Leurs idées, comme les mots dont ils se servent, il les apprend en quelque sorte, en les écoutant. Il est presque passif, dans une attitude de sténographe, qui prendrait des

  1. A. Binet, F. de Curel, Année psychologique, I, 1904, p. 119.