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LES APTITUDES

naîtra qu’il vaut mieux former son esprit que le remplir ; il vaut mieux acquérir un bon jugement que d’avoir appris par cœur les rudiments d’une science particulière ; l’écolier n’a pas perdu son temps au lycée s’il y a pris l’habitude de travailler ; l’étudiant n’a pas à regretter d’avoir suivi des cours de droit romain, si ces cours, bien inutiles pour la pratique du droit, ont formé en lui l’esprit juridique.

Mais rendons-nous compte des abus auxquels peut donner lieu un bon principe. Il n’est pas de matière, si inutile, si ingrate, si futile qu’elle soit, dont on ne puisse dire qu’elle servira de culture à l’esprit. L’argument est extrêmement dangereux, parce qu’il est tendancieux, et se dispense de toute constatation précise. Quelle est la preuve que tel enseignement, malgré son inutilité reconnue, a fortifié mon esprit ? Cette preuve, on ne la donne jamais, et on serait fort en peine de la donner.

Citons un exemple à l’appui.

Je viens de terminer une enquête avec le Dr  Simon sur ces malheureux sourds-muets auxquels, par suite d’une méthode actuellement en faveur, on cherche à enseigner la parole et la lecture sur les lèvres. Il faut huit ou dix ans d’études extrêmement fatigantes, démoralisantes pour le sujet, et soit dit en passant, très coûteuses, pour amener un être qui est complètement sourd, et sourd de naissance, à prononcer des sons articulés qu’il n’entend pas, ou à deviner, par les mouvements des lèvres de son interlocuteur, quelques-uns des mots que celui-ci prononce. Lorsqu’on visite une école de sourds-muets, les professeurs de l’établissement vous présentent avec empressement des enfants sourds-muets qui prononcent d’une voix rauque quelques mots à peu près intelligibles, et peuvent lire sur certaines lèvres, celles de leur professeur, des questions élémentaires et toujours les mêmes, qui roulent sur leur nom et sur leur âge.