Page:Binet - Les altérations de la personnalité.djvu/24

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Un jour, le plus souvent quand elle a eu quelque chagrin, elle éprouve à la tête une sorte de serrement, une sensation à elle connue, qui lui annonce son prochain changement d’état. Alors elle écrit ; si on lui demande l’explication de cet acte, elle répond : « Comment ferais-je, si je n’écrivais pas ce que j’aurai à faire ? Je suis couturière ; j’ai sans cesse à travailler d’après des mesures déterminées ; j’aurais l’air d’une imbécile auprès de mon entourage, si je ne savais pas les dimensions exactes des manches et des corsages que j’ai à tailler. » Bientôt, Félida est prise d’une perte de connaissance complète, mais tellement courte (une fraction de seconde) qu’elle peut la dissimuler à tous. À peine ferme-t-elle les yeux, puis elle revient à elle et continue sans mot dire l’ouvrage commencé.

Alors elle consulte son écrit pour ne pas commettre des erreurs qu’elle redoute ; mais elle est en quelque sorte une autre personne, car elle ignore absolument tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle fait, tout ce qui s’est passé pendant la période précédente, celle-ci eût-elle duré deux ou trois ans. Cette autre vie, c’est l’état normal, c’est la personnalité, le naturel qui caractérisaient Félida à l’âge de quatorze ans, avant toute maladie.

Cette période, qui n’occupe aujourd’hui qu’un trentième ou un quarantième de l’existence, ne diffère de ces périodes précédentes que par le caractère. Alors Félida est morose, désolée ; elle se sent atteinte d’une infirmité intellectuelle déplorable, et elle en éprouve un chagrin qui va jusqu’au désespoir et jusqu’au désir du suicide. Après quelques heures, aujourd’hui, survient une période de transition et notre jeune femme rentre dans la période seconde qui constitue presque toute son existence.

Un fait spécial, un drame intime, donne la mesure de la profondeur de la séparation que creuse l’absence de souvenir entre les deux existences de Félida, c’est comme un abîme :

Au mois d’avril 1878, étant en condition seconde, Félida croit avoir la certitude que son mari a une maîtresse ; elle