Bohémond de Tarente n’eût-il pas manqué de lui demander compte de l’injure faite à son neveu Tancrède, s’il n’avait été retenu par l’estime et l’affection qu’il professait pour Godefroid de Bouillon.
Baudouin ne tarda pas à se sentir humilié du dédain qu’on lui montrait et du vide qui se faisait autour de lui. Aussi ne songea-t-il plus qu’à s’éloigner de l’armée. Pour cela il ne lui manquait qu’un prétexte ou une occasion. Cette occasion lui fut offerte par un Grec, nommé Pancrace, qui s’était attaché à son service pendant le siége de Nicée et qui, condamné aux galères pour avoir trahi à plusieurs reprises l’empereur son maître, était parvenu à s’évader de sa captivité. Le Byzantin lui suggéra l’idée de pénétrer dans l’Euphratène, dont la conquête, disait-il, n’offrirait pas la moindre difficulté. Aucun projet ne pouvait sourire à Baudouin autant que celui-là. Mais pas un chevalier ne voulut d’abord le suivre, et ce ne fut qu’à force de belles promesses qu’il réussit à en engager deux cents sous sa bannière. Les hommes de pied, chez qui la répulsion que tous éprouvaient pour son caractère orgueilleux fut plus prompte à céder à l’espoir d’un riche butin, se mirent à son service en plus grand nombre. Le succès de l’expédition dépassa toutes les espérances du guerrier lotharingien. En effet, les chrétiens de toute la région de l’Euphrate supérieur, qui ne subissaient qu’en frémissant le joug et les exactions des infidèles, lui ouvrirent partout volontairement les portes de leurs villes, et même on vit les musulmans abandonner leurs citadelles et leurs forteresses sans attendre qu’il vînt en personne les sommer de se rendre, tant était générale la crainte qu’inspirait son nom. C’est ainsi qu’il se trouva bientôt en possession des châteaux de Tellbascher, de Ravendan et d’un grand nombre d’autres qu’il fit occuper en partie par ses hommes, en partie par les chrétiens du pays, Arméniens ou Grecs. La nouvelle de cette conquête aussi rapide que prodigieuse ne tarda pas à se répandre de proche en proche dans toutes les régions voisines.
Au delà de l’Euphrate, Édesse était la seule ville qui ne fût pas occupée par les infidèles. Elle était gouvernée par un prince qui, après l’avoir administrée au nom de l’empereur de Byzance, s’était déclaré indépendant au moment où les musulmans avaient envahi la contrée. Mais l’âge avancé que ce chef avait atteint ne lui permettait plus de la défendre efficacement contre les hordes turques qui, rôdant presque sans relâche sous les murs de la place, en rançonnaient les habitants et se livraient dans les environs à des déprédations continuelles. Aussi, au bruit de l’approche des Latins, le conseil des douze notables qui administraient Édesse de concert avec leur chef, força-t-il le vieillard d’inviter le guerrier chrétien à prendre la ville sous sa protection, de consentir à partager avec lui l’autorité souveraine et de le désigner pour son successeur. Quoique Baudouin n’eût sous la main que quatre-vingts chevaliers, — car le reste de ses forces étaient nécessaires à la défense des châteaux forts qu’il avait conquis, — il s’avança vers l’Euphrate. Mais il ne tarda pas à rebrousser chemin vers Tellbascher, à la nouvelle que l’émir de Samosate lui avait dressé une embuscade non loin du fleuve. Il fit bien ; car l’émir le suivit jusqu’à Tellbascher et sembla même disposé un instant à entreprendre le siége de cette forteresse, quand on le vit tout à coup se retirer, le troisième jour. Alors Baudouin se hâta de rassembler les garnisons disséminées dans les différents châteaux qu’il avait conquis et s’achemina résolument vers Édesse. Sa marche fut presque une marche triomphale. Partout les citadelles et les places fortes s’ouvraient devant lui, et les Arméniens, venant à sa rencontre avec des croix et des bannières, lui baisaient les pieds et le bord de ses vêtements comme à leur libérateur. Les habitants d’Édesse surtout l’accueillirent avec des cris d’allégresse. Leur prince et tout le clergé vinrent au-devant de lui et l’introduisirent dans la ville en chantant des hymnes de joie.
Cependant le vieux chef édesséen se repentit bientôt de l’engagement qu’il avait contracté. Au lieu de partager avec Baudouin son autorité et ses revenus, il proposa de le prendre à sa solde, lui et