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Page:Biriukov - Léon Tolstoï, vie et oeuvre 3.djvu/106

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LÉON TOLSTOÏ

arrive à l’idiotie absolue, il perd tout intérêt, tout caractère humain, il n’a plus de l’homme que l’image. Pendant des journées entières, par une chaleur de 30°, cet homme sanguin, robuste, reste renfermé dans une izba étouffante à écrire et recopier des rapports ; parfois même il n’a pas le temps de manger et de dormir. Le travail ne le peine pas, il est content de sa situation et dit à ses camarades que c’est mieux ici qu’au régiment des grenadiers d’Ekaterinoslav d’où il venait. De même il n’a pas lieu de se plaindre de son chef qui lui disait plusieurs fois (Chibounine lui-même me l’a répété) : « Si tu as trop à faire prends encore un ou deux scribes. » Ses journées se passent dans le bureau ou dans le vestibule du chef de la compagnie où il attend longtemps ; et dans l’ivrognerie solitaire son état mental se détraque de plus en plus. En ce moment, dans son cerveau obscurci, paraît une pensée isolée, se rapportant à cette sphère étroite dans laquelle il tourne, pensée qui revêt la force et l’obstination d’une idée fixe. Tout d’un coup, il lui vient en tête que le chef de la compagnie n’entend rien à l’art d’écrire un rapport, art dont chaque scribe est fier ; que lui connaît beaucoup mieux le métier que son chef, alors que celui-ci l’oblige à recopier, augmentant sa besogne, parfois même sans lui laisser le temps de manger et de dormir. Et cette pensée isolée tombant dans cette tête dérangée par l’alcool, abrutie, irrite l’amour-propre blessé du scribe et se transforme pour cette âme malade en une véritable idée fixe.

« Demandez-lui pourquoi il a commis son acte ? Il vous répondra (et c’est le seul sujet sur lequel