Page:Blaise Pascal - Les Provinciales.djvu/118

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donc, dans ce genre de dispute, de montrer que vous avez épargné l’État, quand vous faites voir en même temps que vous avez détruit la religion, en disant, comme vous faites, p. 28, l. 3, que le sens de Reginaldus sur la question de tuer pour des médisances, est qu’un particulier a droit d’user de cette sorte de défense, la considérant simplement en elle-même ? Je n’en veux pas davantage que cet aveu pour vous confondre. Un particulier, dites-vous, a droit d’user de cette défense, c’est-à-dire de tuer pour des médisances, en considérant la chose en elle-même. Et par conséquent, mes Pères, la loi de Dieu qui défend de tuer est ruinée par cette décision.

Et il ne sert de rien de dire ensuite, comme vous faites, que cela est illégitime et criminel, même selon la loi de Dieu, à raison des meurtres et des désordres qui en arriveraient dans l’État, parce qu’on est obligé, selon Dieu, d’avoir égard au bien de l’État. C’est sortir de la question. Car, mes Pères, il y a deux lois à observer : l’une qui défend de tuer, l’autre qui défend de nuire à l’État. Reginaldus n’a pas peut-être violé la loi qui défend de nuire à l’État, mais il a violé certainement celle qui défend de tuer. Or, il ne s’agit ici que de celle-là seule. Outre que vos autres Pères, qui ont permis ces meurtres dans la pratique, ont ruiné l’une aussi bien que l’autre. Mais allons plus avant, mes Pères. Nous voyons bien que vous défendez quelquefois de nuire à l’État, et vous dites que votre dessein en cela est d’observer la loi de Dieu qui oblige à le maintenir. Cela peut être véritable, quoiqu’il ne soit pas certain ; puisque vous pourriez faire la même chose par la seule crainte des juges. Examinons donc, je vous prie, de quel principe part ce mouvement.

N’est-il pas vrai, mes Pères, que si vous regardiez véritablement Dieu, et que l’observation de sa loi fût le premier et principal objet de votre pensée, ce respect régnerait uniformément dans toutes vos décisions importantes, et vous engagerait à prendre dans toutes ces occasions l’intérêt de la religion ? Mais si l’on voit au contraire que vous violez en tant de rencontres les ordres les plus saints que Dieu ait imposés aux hommes, quand il n’y a que sa loi à combattre, et que, dans les occasions mêmes dont il s’agit, vous anéantissez la loi de Dieu, qui défend ces actions comme criminelles en elles-mêmes, et ne témoignez craindre de les approuver dans la pratique que par la crainte des juges, ne nous donnez-vous pas sujet de juger que ce n’est point Dieu que vous considérez dans cette crainte, et que, si en apparence vous maintenez sa loi en ce qui regarde l’obligation de ne pas nuire à l’État, ce n’est pas pour sa loi même, mais pour arriver à vos fins, comme ont toujours fait les moins religieux politiques ?

Quoi, mes Pères ! vous nous direz qu’en ne regardant que la loi de Dieu qui défend l’homicide, on a droit de tuer pour des médisances ? Et après avoir ainsi violé la loi éternelle de Dieu, vous croirez lever le scandale que vous avez causé, et nous persuader de votre respect envers lui en ajoutant que vous en défendez la pratique pour des considérations d’État, et par la crainte des juges ? N’est-ce pas au contraire exciter un scandale nouveau, non pas par le respect que vous témoignez en cela pour les juges, car ce n’est pas cela que je vous reproche, et vous vous jouez ridiculement là-dessus, page 29. Je ne vous reproche pas de craindre les juges, mais de ne craindre que les juges. C’est cela que je blâme, parce que c’est faire Dieu moins ennemi des crimes que les hommes. Si vous disiez qu’on peut tuer un médisant selon les hommes, mais non pas selon Dieu, cela serait moins insupportable ; mais quand vous prétendez que ce qui est trop criminel pour être souffert par les hommes soit innocent et juste aux yeux de Dieu qui est la justice même, que faites-vous autre chose, sinon montrer à tout le monde que, par cet horrible renversement si contraire à l’esprit des saints, vous êtes hardis contre Dieu, et timides envers les hommes ? Si vous aviez voulu condamner sincèrement ces homicides, vous auriez laissé