Page:Blaise Pascal - Les Provinciales.djvu/120

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tés, pour excuser ceux que j’ai cités, puisqu’ils n’ont rien de commun ? Quel droit cela vous donne-t-il de m’appeler imposteur ? Ai-je dit que tous vos Pères sont dans un même dérèglement ? Et n’ai-je pas fait voir au contraire que votre principal intérêt est d’en avoir de tous avis pour servir à tous vos besoins ? A ceux qui voudront tuer on présentera Lessius ; à ceux qui ne voudront pas tuer, on produira Vasquez, afin que personne ne sorte malcontent, et sans avoir pour soi un auteur grave. Lessius parlera en païen de l’homicide, et peut-être en chrétien de l’aumône : Vasquez parlera en païen de l’aumône, et en chrétien de l’homicide. Mais par le moyen de la probabilité, que Vasquez et Lessius tiennent, et qui rend toutes vos opinions communes, ils se prêteront leurs sentiments les uns aux autres, et seront obligés d’absoudre ceux qui auront agi selon les opinions que chacun d’eux condamne. C’est donc cette variété qui vous confond davantage. L’uniformité serait plus supportable : et il n’y a rien de plus contraire aux ordres exprès de saint Ignace et de vos premiers Généraux que ce mélange confus de toutes sortes d’opinions. Je vous en parlerai peut-être quelque jour, mes Pères, et on sera surpris de voir combien vous êtes déchus du premier esprit de votre Institut, et que vos propres Généraux ont prévu que le dérèglement de votre doctrine dans la morale pourrait être funeste non seulement à votre Société, mais encore à l’Église universelle.

Je vous dirai cependant que vous ne pouvez pas tirer aucun avantage de l’opinion de Vasquez. Ce serait une chose étrange si, entre tant de Jésuites qui ont écrit, il n’y en avait pas un ou deux qui eussent dit ce que tous les Chrétiens confessent. Il n’y a point de gloire à soutenir qu’on ne peut pas tuer pour un soufflet, selon l’Evangile ; mais il y a une horrible honte à le nier. De sorte que cela vous justifie si peu qu’il n’y a rien qui vous accable davantage ; puisque, ayant eu parmi vous des docteurs qui vous ont dit la vérité, vous n’êtes pas demeurés dans la vérité, et que vous avez mieux aimé les ténèbres que la lumière. Car vous avez appris de Vasquez que c’est une opinion païenne, et non pas chrétienne, de dire qu’on puisse donner un coup de bâton à celui qui a donné un soufflet ; c’est ruiner le Décalogue et l’Evangile de dire qu’on puisse tuer pour ce sujet, et que les plus scélérats d’entre les hommes le reconnaissent. Et cependant vous avez souffert que, contre ces vérités connues, Lessius, Escobar et les autres aient décidé que toutes les défenses que Dieu a faites de l’homicide, n’empêchent point qu’on ne puisse tuer pour un soufflet. A quoi sert-il donc maintenant de produire ce passage de Vasquez contre le sentiment de Lessius, sinon pour montrer que Lessius est un païen et un scélérat, selon Vasquez ? Et c’est ce que je n’osais dire. Qu’en peut-on conclure, si ce n’est que Lessius ruine le Décalogue et l’Evangile ; qu’au dernier jour Vasquez condamnera Lessius sur ce point, comme Lessius condamnera Vasquez sur un autre, et que tous vos auteurs s’élèveront en jugement les uns contre les autres pour se condamner réciproquement dans leurs effroyables excès contre la loi de Jésus-Christ ?

Concluons donc, mes Pères, que puisque votre probabilité rend les bons sentiments de quelques-uns de vos auteurs inutiles à l’Église, et utiles seulement à votre politique, ils ne servent qu’à nous montrer, par leur contrariété, la duplicité de votre cœur, que vous nous avez parfaitement découverte, en nous déclarant d’une part que Vasquez et Suarez sont contraires à l’homicide, et de l’autre, que plusieurs auteurs célèbres sont pour l’homicide, afin d’offrir deux chemins aux hommes, en détruisant la simplicité de l’Esprit de Dieu, qui maudit ceux qui sont doubles de cœur, et qui se préparent deux voies : Va duplici corde, et ingredienti duabus viis !