Page:Blaise Pascal - Les Provinciales.djvu/165

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verite de vous donner la grace de ſéparer la lumiere des tenebres, & de reprouuer le mal pour fauoriſer le bien. Vous voyez donc, mon Pere, que le degré eminent où ſont les Papes, ne les exempte pas de ſurpriſe, & qu’il ne fait autre chofe que rendre leurs (urptifes plus dâgcrcules & plus imp0rtantes.C’cH ce que S.B€tnard repreiiente au Pape Eugene, de Conſid. lib. 2. c. vlt. Il y a vn autre defaut ſi general, que ie n’ay veü perſonne des grands du monde qui l’euite. C’eſt, ſaint Pere, la trop grande credulite, d’où naiſſent tant de deſordres. Car c’eſt de la que viennent les perſecutions violentes contre les innocens, les priugez iniuſtes cotre les abſens, & les coleres terribles pour des choſes de neant, pro nihilo. Voila ſaint Pere, vn mal vniuerſel, duquel vous eſtes exempt ie diray que vous eſtes le seul qui ayez cet avantage entre tous vos confreres.

Je m’imagine, mon Pere, que cela commence à vous perſuader, que les Papes ſont expoſez à eſtre ſurpris. Mais pour vous le montrer parfaitement, ie vous feray ſeulement reſſouuenir des exemples que vous meſmes rapportez dans votre livre, de Papes & d’Empereurs que des heretiques ont ſurpris effectivement. Car vous dites qu’Apollinaire ſurprit le Pape Damaſe, de meſme que Celeſtius ſurprit Zozime. Vous dites encore qu’vn nommé Athanaſe trompa l’empereur Heraclius, & le porta à perſecuter les catholiques ; & qu’enfin Sergius obtint d’Honorius ce decret qui fut brûlé au 6. Concile, en faiſant, dites-vous, le ton vague auprès de ce Pape.

Il eſt donc coſtant par vous meſme que ceux, mon Pere, qui en viſent auprés des Roys des Papes, les engagent quelquefois artificieuſement à perſecuter ceux qui deffendent la verité de la foy, en penſant perſectuer des hereſies. Et de là vient que les Papes, qui n’ont rien tant en horreur que ces ſurpriſes, ont fait d’une lettre d’Alexandre III. une loy Eccleſiaſtique, inſeree dans le droit canonique, pour permettre de ſuſpendre l’executió de leurs bulles & de leurs decrets, quand on croit qu’ils ont eſtés trōpez. « Si quelquefois, dit ce pape à l’archevêque de Ravenne (cap. v, Extr. de Rescrip.), nous envoyons à Votre Fraternité des décrets qui choquent vos sentimens, ne vous en inquiétez pas. Car ou vous les exécuterez avec révérence, ou vous nous manderez la raison que vous croyez avoir de ne le pas faire ; parce que nous trouverons bon que vous n’exécutiez pas un décret qu’on auroit tiré de nous par surprise et par artifice. » C’est ainsi qu’agissent les papes qui ne cherchent qu’à éclaircir les différends des chrétiens, et non pas à suivre la passion de ceux qui veulent y jeter le trouble. Ils n’usent pas de domination, comme disent saint Pierre et saint Paul après Jésus-Christ, mais l’esprit qui paroît en toute leur conduite est celui de paix et de vérité. Ce qui fait qu’ils mettent ordinairement dans leurs lettres cette clause, qui est sous-entendue en toutes : Si ita est ; si preces veritatem nitantur : « Si la chose est comme on nous la fait entendre ; si les faits sont véritables. » D’où il se voit que, puisque les papes ne donnent de force à leurs bulles qu’à mesure qu’elles sont appuyées sur des faits véritables, ce ne sont pas les bulles seules qui prouvent la vérité des faits ; mais qu’au contraire, selon les canonistes mêmes, c’est la vérité des faits qui rend les bulles recevables.

D’où apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon père, qui en sont les légitimes juges, comme la raison l’est des choses naturelles et intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous m’y obligez, mon père, je vous dirai que, selon les sentimens de deux des plus grands docteurs de l’Église. saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes de nos connoissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et comme Dieu a voulu se servir de l’entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu, tant s’en faut que la foi