Page:Blaise Pascal - Les Provinciales.djvu/67

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on peut en prendre du profit, sans craindre qu'il soit usuraire, comme il est sans doute qu'il l'aurait été autrement. Et quels sont donc ces termes mystérieux, mon Père? Les voici, me dit-il, et en mots propres; car vous savez qu'il a fait son livre de la Somme des péchés en français, pour être entendu de tout le monde, comme il le dit dans la préface: Celui à qui on demande de l'argent répondra donc en cette sorte: je n'ai point d'argent à prêter; si ai bien à mettre à profit honnête et licite. Si désirez la somme que demandez pour la faire valoir par votre industrie à moitié gain, moitié perte, peut-être m'y résoudrai-je. Bien est vrai qu'à cause qu'il [y] a trop de peine à s'accommoder pour le profit, si vous m'en voulez assurer un certain, et quand, et quand aussi mon sort principal, qu'il ne coure fortune, nous tomberions bien plus tôt d'accord, et vous ferai toucher argent dans cette heure. N'est-ce pas là un moyen bien aisé de gagner de l'argent sans pécher? Et le P. Bauny n'a-t-il pas raison de dire ces paroles, par lesquelles il conclut cette méthode: Voilà, à mon avis, le moyen par lequel quantité de personnes dans le monde, qui, par leurs usures, extorsions et contrats illicites, se provoquent la juste indignation de Dieu, se peuvent sauver en faisant de beaux, honnêtes et licites profits?

O mon Père! lui dis-je, voilà des paroles bien puissantes! Sans doute elles ont quelque vertu occulte pour chasser l'usure, que je n'entends pas: car j'ai toujours pensé que ce péché consistait à retirer plus d'argent qu'on n'en a prêté. Vous l'entendez bien peu, me dit-il. L'usure ne consiste presque, selon nos Pères, qu'en l'intention de prendre ce profit comme usuraire. Et c'est pourquoi notre Père Escobar fait éviter l'usure par un simple détour d'intention; c'est au tr. 3, ex. 5, n. 4, 33, 44. Ce serait usure, dit-il, de prendre du profit de ceux à qui on prête, si on l'exigeait comme dû par justice; mais, si on l'exige comme dû par reconnaissance, ce n'est point usure. Et n. 3: Il n'est pas permis d'avoir l'intention de profiter de l'argent prêté immédiatement; mais de le prétendre par l'entremise de la bienveillance de celui à qui on l'a prêté, mediâ benevolentiâ, ce n'est point usure.

Voilà de subtiles méthodes; mais une des meilleures, à mon sens, car nous en avons à choisir, c'est celle du contrat Mohatra. Le contrat Mohatra, mon Père? Je vois bien, dit-il, que vous ne savez ce que c'est. Il n'y a que le nom d'étrange. Escobar vous l'expliquera au tr. 3, ex. 3, n. 36: Le contrat Mohatra est celui par lequel on achète des étoffes chèrement et à crédit, pour les revendre au même instant à la même personne argent comptant et à bon marché. Voilà ce que c'est que le contrat Mohatra: par où vous voyez qu'on reçoit une certaine somme comptant, en demeurant obligé pour davantage. Mais, mon Père, je crois qu'il n'y a jamais eu qu'Escobar qui se soit servi de ce mot-là: y a-t-il d'autres livres qui en parlent? Que vous savez peu les choses! me dit le Père. Le dernier livre de théologie morale qui a été imprimé cette année même à Paris parle du Mohatra, et doctement; il est intitulé Epilogus Summarum. C'est un abrégé de toutes les Sommes de Théologie, pris de nos Pères Suarez, Sanchez, Lessius, Fagundez, Hurtado, et d'autres casuistes célèbres, comme le titre le dit. Vous y verrez donc en la page 54: Le Mohatra est quand un homme, qui a affaire de vingt pistoles, achète d'un marchand des étoffes pour trente pistoles, payables dans un an, et les lui revend à l'heure même pour vingt pistoles comptant. Vous voyez bien par là que le Mohatra n'est pas un mot inouï. Eh bien! mon Père, ce contrat-là est-il permis? Escobar, répondit le Père, dit au même lieu, qu'il y a des lois qui le défendent sous des peines très rigoureuses. Il est donc inutile, mon Père?