Page:Blaise Pascal - Les Provinciales.djvu/76

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honnêtes et naturelles qu’il devrait avoir, comme le P. Le Moyne le dit dans la fin de cette description. C’est par ce moyen qu’il enseigne la vertu et la philosophie chrétiennes, selon le dessein qu’il en avait dans cet ouvrage, comme il le déclare dans l’avertissement. Et, en effet, on ne peut nier que cette méthode de traiter de la dévotion n’agrée tout autrement au monde que celle dont on se servait avant nous. Il n’y a point de comparaison, lui dis-je, et je commence à espérer que vous me tiendrez parole. Vous le verrez bien mieux, dans la suite, dit-il ; je ne vous ai encore parlé de la piété qu’en général. Mais, pour vous faire voir en détail combien nos Pères en ont ôté de peines, n’est-ce pas une chose pleine de consolation pour les ambitieux, d’apprendre qu’ils peuvent conserver une véritable dévotion avec un amour désordonné pour les grandeurs ? Eh quoi ! mon Père, avec quelque excès qu’ils les recherchent ? Oui, dit-il ; car ce ne serait toujours que péché véniel, à moins qu’on désirât les grandeurs pour offenser Dieu ou l’État plus commodément. Or les péchés véniels n’empêchent pas d’être dévot, puisque les plus grands saints n’en sont pas exempts. Ecoutez donc Escobar, tr. 2, ex. 2, n. 17 : L’ambition, qui est un appétit désordonné des charges et des grandeurs, est de soi-même un péché véniel ; mais, quand on désire ces grandeurs pour nuire à l’État, ou pour avoir plus de commodité d’offenser Dieu, ces circonstances extérieures le rendent mortel.

Cela est assez commode, mon Père. Et n’est-ce pas encore, continua-t-il, une doctrine bien douce, pour les avares de dire, comme fait Escobar, au tr. 5, ex. 5, n. 154 : Je sais que les riches ne pèchent point mortellement quand ils ne donnent point l’aumône de leur superflu dans les grandes nécessités des pauvres : Scio in gravi pauperum necessitate divites non dando superflua, non peccare mortaliter ? En vérité, lui dis-je, si cela est, je vois bien que je ne me connais guère en péchés. Pour vous le montrer encore mieux, dit-il, ne pensez-vous pas que la bonne opinion de soi-même, et la complaisance qu’on a pour ses ouvrages, est un péché des plus dangereux ? Et ne serez-vous pas bien surpris si je vous fais voir qu’encore même que cette bonne opinion soit sans fondement, c’est si peu un péché, que c’est au contraire un don de Dieu ? Est-il possible, mon Père ? Oui, dit-il, et c’est ce que nous a appris notre grand P. Garasse, dans son livre français intitulé : Somme des vérités capitales de la Religion, p. 2, p. 419. C’est un effet, dit-il, de justice commutative, que tout travail honnête soit récompensé ou de louange, ou de satisfaction… Quand les bons esprits font un ouvrage excellent, ils sont justement récompensés par les louanges publiques. Mais quand un pauvre esprit travaille beaucoup pour ne rien faire qui vaille, et qu’il ne peut ainsi obtenir de louanges publiques, afin que son travail ne demeure pas sans récompense, Dieu lui en donne une satisfaction personnelle qu’on ne peut lui envier sans une injustice plus que barbare. C’est ainsi que Dieu, qui est juste, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant.

Voilà, lui dis-je, de belles décisions en faveur de la vanité, de l’ambition et de l’avarice. Et l’envie, mon Père, sera-t-elle plus difficile à excuser ? Ceci est délicat, dit le Père. Il faut user de la distinction du P. Bauny, dans sa

Somme des péchés. Car son sentiment, c. 7, p. 123, de la cinquième et sixième édition, est que l’envie du bien spirituel du prochain est mortelle, mais que l’envie du bien temporel n’est que vénielle. Et par quelle raison, mon Père ? Ecoutez-la me dit-il. Car le bien qui se trouve ès choses temporelles est si mince, et de si peu de conséquence pour le ciel, qu’il est de nulle considération devant Dieu et ses saints. Mais mon Père, si ce bien est si mince et de si petite considération, comment permettez-vous de tuer les hommes pour le conserver ? Vous prenez mal les choses, dit le Père : on vous dit que le bien est de nulle