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CENTRALISATION ET DÉCENTR.

des castes et des corporations, des priviléges d’état et des monopoles provinciaux.

« Et cependant souvenons-nous que nous sommes sujets à nous porter subitement et d’un haut-le-corps vers les extrémités de tous les systèmes dominants, que nous ne tardons pas à épuiser jusqu’à la lie les dernières conséquences d’un principe, et que nous faisons vite abus des meilleures choses. Ainsi, la centralisation poussée à l’excès ne serait pas sans dangers, considérée dans ses rapports avec la sûreté du Gouvernement, avec la liberté des citoyens et avec la bonne gestion des intérêts locaux. En effet, elle appartient au premier occupant et passe avec l’empire des mains de celui qui le tient aux mains de celui qui le prend… Si le Gouvernement n’a pas sans cesse l’œil ouvert et le bras tendu pour écraser avec la massue de la centralisation les insurrections dès qu’elles lèvent la tête…, tout lui échappe à la fois, Trésor, presse, télégraphe, poste, armée, administration, empire. »

Quant à la liberté des citoyens, il s’est opéré dans la société française un double travail fort remarquable. À mesure que le sol se décompose, s’émiette et se tamise en poussière, le pouvoir se rassemble, se concentre et se personnifie dans un monarque ou dans un ministère. À mesure que la masse se fait individu, le pouvoir se fait masse ; l’équilibre est rompu.

« Usons de notre principe, n’en abusons pas. Centralisons les grandes affaires ; décentralisons les petites. Émanciper par degrés la gestion patrimoniale des communes ; ne pas laisser les encaissements de fonds sans application ou sans intérêts ; simplifier les doubles emplois et diminuer les rouages trop compliqués ; paperasser moins ; ne pas tant prodiguer les autorisations venues du centre, les circulaires ambitieuses et inintelligibles, les formalités d’apparat, les devis artistiques, les constructions plus monumentales qu’utiles, les allers et retours sans but et les pertes de temps ; administrer plus que délibérer et inspecter plus encore qu’administrer ; lier de personne à personne les rapports des supérieurs avec leurs inférieurs ; s’expliquer verbalement et se faire comprendre plutôt que d’écrire et de n’être pas compris ; guider et pousser devant soi sans qu’on s’en aperçoive, plutôt que de tirer rudement après soi, et persuader plutôt que de commander, tel est, envers les communes, le devoir intelligent de la centralisation.

« Maintenant, si nous envisageons la centralisation dans ses rapports plus généraux, administratifs on politiques, nous n’aurons pas de peine à trouver, dans les institutions actuelles, les moyens de la rectifier, de la guider et de la contenir.

« D’abord, en étendant aux moindres villages la culture de la langue nationale ; en allumant et en entretenant dans toutes les grandes cités les phares de l’enseignement supérieur ; en rapprochant la justice des justiciables et en consommant dans les petits ressorts, sur place et sans frais, les petites causes et les petites affaires ; en fortifiant dans le cercle de leur pouvoir les attributions des conseils généraux ; en diminuant les dépenses des états-majors civils et militaires, et en faisant produire à chaque écu de l’impôt tout ce qu’il est susceptible de produire en agriculture, industrie, voirie, instruction, bon ordre, moralité et liberté.

« Puis des élections larges, fréquentes et sincères borneraient la centralisation dans tous ses degrés, sans gêner son action et sans affaiblir son principe… Faire ses affaires par un mandataire, c’est les faire par soi-même, et lorsqu’on est content de ses mandataires et qu’on peut tes aviser, les gronder et les changer, et qu’ils rendent fidèlement et souvent leurs comptes, on peut dire qu’on a ce qu’on appelle le gouvernement du pays par le pays.

« Le second contre-poids de la centralisation, c’est la responsabilité des ministres et de leurs agents. Il faut l’organiser pour qu’elle ne soit pas illusoire, moins dans le sens des répressions personnelles que dans le sens des punitions parlementaires. Alors, l’action de l’administration sera plus vigilante et plus tempérée, plus individuelle et plus solidaire, plus légale dans les chefs, moins arbitraire dans les subordonnés et mieux contrôlée dans les Chambres.

« Reste le troisième et dernier moyen constitutionnel, la liberté de la presse, mais de la presse à bon marché, de la presse sans droit de timbre et de poste, de cette presse qui, pour ne pas avoir de dangers, ne doit pas avoir de limites, de cette presse sans laquelle la responsabilité des ministres n’aurait jamais d’efficacité et les élections, fût-ce celles du suffrage universel lui-même, de sincérité et de garantie… Un abus signalé est à moitié réprimé, et si la publicité ne réprime pas le mal qui est fait, elle prévient le mal qui allait se faire. »

Sect. 2. — Opinion de M. A. de Tocqueville.

Dans le livre, la Démocratie en Amérique, t. Ier, chap. VIII (p. 142 de la 15e édit., 1868), Alexis de Tocqueville s’exprime ainsi :

« La centralisation est un mot que l’on répète sans cesse de nos jours, et dont personne, en général, ne cherche à préciser le sens.

« Il existe cependant deux espèces de centralisations bien distinctes, et qu’il importe de bien connaître.

« Certains intérêts sont communs à toutes les parties de la nation, tels que la formation des lois générales et les rapports du peuple avec les étrangers.

« D’autres intérêts sont spéciaux à certaines parties de la nation, tels, par exemple, que les entreprises communales.

« Concentrer dans un même lieu ou dans une même main le pouvoir de diriger les premiers, c’est fonder ce que j’appellerai la centralisation gouvernementale.

« Concentrer de la même manière le pouvoir de diriger les seconds, c’est fonder ce que je nommerai la centralisation administrative.

« Il est des points sur lesquels ces diverses espèces de centralisation viennent à se confondre. Mais en prenant dans leur ensemble les objets qui tombent plus particulièrement dans le domaine de chacune d’elles, on parvient aisément à les distinguer.

« On comprend que la centralisation gouvernementale acquiert une force immense quand elle se joint à la centralisation administrative. De cette manière, on habitue les hommes à faire abstrac-