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Kéroman-Lorient (Morbihan).
Très-cher ami,

Je vous remercie de m’avoir donné de vos nouvelles. Quant à moi, j’ai été très-souffrant physiquement et moralement. La chaleur m’a fait mal et les Événements n’arrivent pas. Je suis infiniment plus abattu que vous. Autrefois j’ai passé ma vie dans la prière. Puis, plus tard, dans le blasphème ; maintenant dans le mutisme. Ce n’est pas le silence, c’est le mutisme. Je suis muet, tant que la prière n’est pas exaucée. Je crois que j’en souffre plus épouvantablement que vous, car je ne peux plus parler.

Vous allez donc à la Salette ? Je n’ai qu’une chose à vous dire, c’est de prier pour moi, afin que je voie ma prière exaucée. Je suis constitué dans la nécessité absolue de voir. Je suis infiniment plus perdu que vous, si je ne vois pas le triomphe en ce monde.

Il n’est plus temps pour moi de parler. Je n’ai pas la force de crier. Je subis la mort sans phrase. Le contraste est tellement effroyable entre les anciennes expériences et la réalité que celle-ci m’empêche de parler de celles-là.

Avoir espéré ce que j’ai espéré et être absorbé à chaque instant par des douleurs physiques et par des inquiétudes de la même nature qui écrasent l’âme !

Il y a un état où les espérances d’autrefois apparaissent comme des ironies et l’on a presque honte de s’en souvenir. L’échec est tellement horrible qu’il ne peut même plus être exprimé par des cris. On se cache la tête et on ne dit plus rien : car toute Parole est du domaine et du ressort de l’Espérance. Quand celle-ci fait défaut, l’homme est sourd et muet.

Je remarque que les autres peuvent encore parler.