Page:Bloy - Belluaires et porchers, 1905.djvu/312

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prix fou par quelque potentat milliardaire de la tribu d’Ephraïm ou de Manassé ?

Voilà ce que je craignais ! Voilà bien ce qui m’aurait tordu l’âme !

Songez donc, si je ne passais plus pour un pauvre ; si on apprenait, par exemple, que je possède un piano, des ouvrages d’art très-précieux, et que je bois, comme Napoléon le Grand, du vieux chambertin à tous mes repas ; — que deviendrait, voulez-vous me le dire, la précieuse légende du guenilleux littéraire qui échange humblement sa copie contre « trente deniers (!) et file en coulant à droite et à gauche des regards inquiets, comme si, dans tous les coins d’ombre, des bottes vengeresses menaçaient sa retraite » ?

Pauvres bottes vengeresses, toujours invisibles, il y a dix ans que je les cherche ! C’est à croire vraiment que le monde littéraire est privé de chaussures, comme l’armée de Sambre-et-Meuse !

Grand Dieu ! Si je n’étais plus un pauvre, que me resterait-il et que deviendrait mon salaire ?

Ici, mon ange, tu ne comprendrais plus. Je te lâche donc et je parle à d’autres.

Je suis ce qu’on sait assez généralement aujourd’hui : un écrivain sourcilleux et solitaire, inapprivoisable et inépousable, absurdement épris de grand Art et dévoré d’une boulimique rage de Justice.