Page:Bloy - La femme pauvre.djvu/264

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Quant à Léopold, le bonheur l’avait fait semblable à un enfant.

— Vous êtes ma fête nationale, disait-il, car il n’osait encore la tutoyer, vous êtes l’illumination de mes yeux, vous êtes mes couleurs de victoire pour lesquelles je voudrais mourir, et votre voix chère est une fanfare qui me ressusciterait d’entre les morts. Vous êtes ma Bastille, etc., etc.

Bénie soit la misère, ajoutait-il, la sainte misère du Christ et de ses Anges qui vous a jetée sur le chemin de ce tigre affamé de vous, qui vous a forcée de vous rendre à moi, sans que j’eusse rien fait ni voulu faire pour vous avoir à ma merci !

Clotilde répondait moins follement, mais avec une telle sollicitude d’amour, un accent de dilection si pénétrant et si pur que le pauvre pirate en tremblait.

À la fin du repas, cependant, il parut se recueillir. Des stratus de mélancolie s’amassèrent, de plus en plus sombres, sur son visage. Elle, très anxieuse, l’interrogea.

— Le moment est venu, déclara-t-il, de vous dire tout ce que ma femme a le droit de savoir.

La touchante et naïve créature prit une de ces mains redoutables qui avaient peut-être tué des hommes, la retourna sur la table, plongea sa figure dans cette main qu’elle remplit aussitôt de larmes, s’offrant ainsi comme un fruit mûr qu’on peut écraser et, sans changer de posture :

— Votre femme ! dit-elle, ah ! mon ami, j’étais si heureuse d’oublier, un instant, tout le passé ! Ne savez-vous