Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/152

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sorte de vision hypnotique de son sujet, qui valait presque la vision contemporaine et sensible. Cette œuvre, positivement unique, dégageait une si nette sensation de recul, que le houlement océanique de trente générations postérieures devenait une conjecture, un thème d’horoscope, une dubitable rêverie de quelque naïf moine gaulois que la rafale de conquête aurait poussé sur une falaise de désespérée vaticination.

Les figures angéliques ou atroces de ce siècle, Chilpéric, le monarque aux finesses de mastodonte, et sa venimeuse femelle, Frédégonde, la Jésabel d’abattoir ; le chenil grondant des leudes ; les évêques aux impuissantes mains miraculeuses, Germain de Paris, Grégoire de Tours, Prétextat de Rouen, Médard de Noyon ; quelques pâles troènes poussés, à la grâce de Dieu, dans les cassures, les Galswinthe, les Agnès, les Radegonde, types rudimentaires de la toute-puissante dame des temps chevaleresques ; enfin l’ultime chalumeau virgilien, l’aphone poète Venantius Fortunatus ; — tous ces trépassés archiséculaires, Marchenoir les avait évoqués si souverainement qu’on croyait les voir et les entendre, dans l’air sonore d’une cristalline matinée d’hiver.

Et ce n’est pas tout encore. Il y avait la fresque des concomitantes aventures de l’univers, peintes dans l’ombre ou dans la pénombre, mais à leur plan rigoureux, pour l’horizonnement de ce vaste drame : Justinien et Bélisaire et toute la gloire de boue du Bas-Empire ; les Goths et les Lombards piétinant le fumier romain en Italie et en Espagne, et la précaire Papauté de ce monde en ruines ; puis, au loin, du côté de l’Asie, l’immense rumeur fauve du réservoir