Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/260

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remplacer, dans ce quartier, l’ancien café Tabouret, inconnu de la génération nouvelle, où s’abreuvèrent, autrefois, tant de pinceaux et de porte-plumes illustres dont le nom même, depuis dix ans, est parfaitement oublié. Les deux amis se donnaient quelquefois rendez-vous dans ce café qu’ils préféraient à tout autre, à cause du parfait silence observé par les trois ou quatre journalistes centenaires qu’on est toujours assuré d’y rencontrer, et qui forment incompréhensiblement la base essentielle des opérations commerciales de l’établissement.

Leverdier, venu le premier, vit arriver Marchenoir, tel qu’il l’avait quitté quelques heures auparavant, pâle et mélancolique, mais visiblement détendu. La présence réelle de Véronique, si changée que fût la sainte fille, avait suffi pour pacifier le malheureux homme.

— Je me fais à ce nouveau visage, dit-il après un moment. Elle est belle encore, notre Véronique. Tu la verras bientôt du même œil que moi, cher ami. La première impression a été terrible, j’ai cru que j’allais mourir. Puis, je ne sais quelle vertu est sortie d’elle, mais il m’a semblé qu’un dôme de paix descendait sur nous. En un instant, toute angoisse a disparu et je pense que mes larmes ont emporté d’un seul coup toutes mes douleurs, tandis que je sanglotais sur elle, hier matin, la tenant dans mes bras. Aussitôt après, tu le sais déjà, j’ai dormi vingt heures pour la première fois de ma vie. C’était à croire que je ne me réveillerais jamais… Et quel sommeil du Paradis, rafraîchissant, béatifique, sans rêves précis, sans visions distinctes, lucide pourtant, à la manière d’un crépuscule de vermeil réfracté dans